Marc Michel: "Fachoda" et "Essai sur la colonisation positive".

Publié le 12 avril 2010 par Bricabraque

L'historien Marc Michel, professeur à l'université de Provence, spécialiste de la colonisation, a publié notamment

- une biographie de "Gallieni" (Fayard, 1989),.

- "Les Africains et la grande guerre. L'Appel à l'Afrique (1914-1918)" (Karthala, 2003).

- un manuel sur  "Décolonisations et émergence du tiers monde", Hachette, 2005 (2è édition).

- Jules Isaac, un historien dans la grande guerre. Lettres et carnets 1914-1917", Armand Colin, 2004.

Mais, nous nous intéressons ici à ses deux derniers ouvrages. Dans "Fachoda, guerre sur le Nil", sorti en début d'année chez Larousse dans la collection L'histoire comme un roman, il revient sur un épisode oublié de la conquête coloniale au cours duquel la France et l'Angleterre furent à deux doigts de se faire la guerre.

L'enjeu?

Un petit village du Soudan nommé Fachoda où s'installe en juillet 1898 une expédition française, la mission Marchand, qui vient de traverser l'Afrique d'ouest en est sur près de 6000 km. L'objectif de l'expédition est de s'installer sur le Nil afin de couper en deux l'empire que les Anglais se constituent en continu slon un axe nord-sud allant du Caire au Cap. Avec l'arrivée des troupes britanniques, 3000 hommes menés par Lord Kitchener, le 19 septembre 1898, l'affrontement semble inéluctable. Pendant 3 mois, les deux armées se font face. La tension est alors à son comble et menace de déboucher sur une guerre entre les deux puissances impérialistes. Afin de bien comprendre les enjeux de la crise de Fachoda, revenons un peu en arrière:

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Depuis la conférence de Berlin, en 1885, l'Afrique devient le nouveau continent à conquérir pour les puissances européennes qui entrent alors en rivalité afin de contrôler des territoires les plus vastes possibles. En 1898, les Britanniques possèdent alors une longueur d'avance sur leurs rivaux. Solidement implantés dans le sud de l'Afrique, ils contrôlent l'Egypte depuis 1882 (après l'éviction des Français), une partie de la région des Grands Lacs et de l'Afrique orientale (les futurs Kenya et Ouganda), mais aussi la Gold Coast (Ghana actuel) ou le Nigeria en Afrique de l'ouest. Les Français redoutent alors que les Anglais ne s'assurent définitivement le contrôle sur l'Afrique par une sorte de croix qui lierait du nord au sud le Cap au Caire et d'ouest en est le Niger à la mer Rouge. Les Français tentent d'empêcher cela en s'installant au coeur du dispositif anglais, soit dans la région de Fachoda.

En Egypte, le khédive, qui se trouve alors sous la tutelle de l'empereur ottoman, est confronté aux révoltes mahdistes qui ravagent le nord du Soudan (alors contrôlé par l'Egypte). Les Anglais convoitent ce territoire. En 1898, Lord Kitchener vient à bout des Mahdistes, levant ainsi un verrou qui gênait la progression vers le sud du continent.

Muhammad Ahmad, leader politique et religieux du Soudan, est proclamé Mahdi (guide et prophète). Il mène un combat contre les Turcs, les Anglais et leurs protégés egyptiens. En 1885 il s'empare de Khartoum défendue par le gouverneur anglais Gordon et meurt peu de temps après. De 1892 à 1898, le général Kitchener à la tête d'une armée anglo-égyptienne repris le contrôle du Soudan en écrasant les révoltes mahdistes.

C'est en se dirigeant vers le sud Soudan et le haut Nil que Kitchener tombe sur la mission Marchand. Imaginée par un petit groupe d'officiers français (Archinard, Marchand), l'expédition militaire française envisage de rallier le Nil à partir de l'Atlantique. Les concepteurs du projet reçoivent l'appui du ministre des affaires étrangères d'alors, Gabriel Hanoteau, proche des milieux coloniaux.

L'expédition s'avère très ambitieuse dans la mesure où elle doit parcourir des zones encore très mal connues.

Monument commémorant la mission Congo-Nil menée par Marchand (porte Dorée à Paris).

L'expédition part en 1896 et dure deux ans. Partie avec une lourde cargaison de perles (en guise de monnaie d'échanges), la colonne se trouve rapidement confrontée à des difficultés: au Gabon-Congo en pleine déconfiture financière sous l'administration de Pierre Savorgnan de Brazza; lors de la traversée de nombreuses et vastes zones marécageuses qui ralentissent la progression des hommes; sans parler des régions en guerre. Les tirailleurs qui composent le gros de la mission sont alors chargés d'écraser les révoltes ou résistances que croise la mission.

Enfin, le 10 juillet, Marchand et ses hommes arrivent en vue de Fachoda alors tenu avec le Mek, un chef de tribu local, contraint de reconnaître le protectorat de la France.

Quelques mois plus tard nous l'avons vu, Lord Kitchener arrive à Fachoda et demande aussitôt à Marchand d'évacuer les lieux. Disposant d'une incontestable supériorité militaire (2000 hommes contre une centaine pour Marchand), il considère la région comme relevant de la sphère d'influence britannique. Totalement isolé, Marchand ne peut s'appuyer sur aucune base arrière ou position de repli sûre. De tout façon, il doit en référer au gouvernement et envoie donc un émissaire en France (en octobre 1898).

Le capitaine Marchand et Lord Kitchener en une du Petit illustré amusant.

Au quai d'Orsay, Théophile Delcassé a remplacé Hanoteau. Echaudé par l'organisation d'une première expédition avortée vers le Nil, le nouveau ministre des affaires étrangères rechigne à engager la France dans la guerre. Le contexte semble pourtant peu propice à une reculade. Nous sommes en effet en pleine affaire Dreyfus (le "j'accuse" de Zola est publié en janvier 1898) et les milieux nationalistes, chauffés à blanc, risquent de vivre comme un nouveau camouflé le retrait des troupes françaises de Fachoda. Delcassé n'en a cure, il ordonne à l'émissaire de Marchand de quitter Fachoda et de céder le pas face aux Anglais. Dépité Marchand s'exécute et repart par la voie de l'est en bénéficiant du soutien du négus éthiopien (voir carte ci-dessus).

Source : Petit Journal Novembre 1898. L'hystérie nationaliste s'empare des deux nations et attise l'anglophobie en France.    

Paradoxalement, et malgré toutes les précautions prises par le gouvernement pour tenir Marchand et ses hommes le plus loin possible du grand public, ils bénéficient d'un accueil triomphal lors du retour en métropole début 1899. C'est que le spectre boulangiste continue de hanter les Républicains qui redoutent par dessus tout un coup d'état militaire. Mais Marchand et ses hommes restent dans la légalité et ne tentent rien, profitant simplement d'une popularité exceptionnelle.

Le livre de Marc Michel contribue à rappeler la stature d'homme d'Etat de Delcassé. Alors que les passions exacerbées par l'affaire Dreyfus poussaient à l'intervention, il sut garder la tête froide et ne pas sacrifier le rapprochement franco-britannique pour un engagement incertain. En effet, il s'emploie alors à améliorer les relations avec l'ennemi héréditaire britannique. Ce rapprochement sera concrétisé en 1904 par la signature de l'entente cordiale avec Edouard VII qui entérine la liberté d'action des Anglais en Egypte, et celle de la France au Maroc.

Le récit fluide de Marc Michel rend la lecture de son livre passionnante et, loin de se cantonner à un rappel de l'événement, il permet de l'éclairer en le replaçant dans le contexte de l'époque.

Liens et sources:

- L'émision 2000 ans d'histoire consacrée à "la crise de Fachoda" avec Marc Michel.

- L'épopée Marchand.

- La mission Marchand et Fachoda sur le site de la section toulonnaise de la Ligue des Droits de l'homme.

- La crise de Fachoda en 1898, sur le blog HG du lycée de Vinci à Soissons.

- "Marchand-Fachoda ou la ruée vers l'Afrique".

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"Essai sur la colonisation positive" de Marc Michel, Perrin, 430p, 22 euros.
Marc Michel est aussi l'auteur d'un ouvrage remarqué sorti l'année dernière intitulé "Essai sur la colonisation positive". Il ne faut surtout pas s'arrêter au titre du livre qui peut induire en erreur et faire penser que l'historien regrette "le bon temps des colonies", or il n'en est rien.

 

Il se garde tout autant de juger la période avec des concepts contemporains conduisant à l'anachronisme. Dans l'introduction, il écrit par exemple: "(...) on multiplie les inepties. On jauge la colonisation à l'aune de ses bienfaits ou de ses méfaits; on prétend que les Africains ne sont pas "entrés dans l'Histoire"; on assimile colonisation et extermination sans réaliser combien le jugement est anachronique et déplacé".

Dans son essai, passionnant, il revient sur l'histoire coloniale et souligne sa complexité et sa diversité. Il s'intéresse en particulier à la rencontre, partielle et complexe, entre les Africains et les Européens depuis l'abolition de la traite jusqu'à l'apogée de la domination coloniale au cours de l'entre-deux-guerre. Il y récuse toute vue unilatérale, la propension à juger du passé selon les critères moraux d'aujourd'hui. Dans l'introduction du livre, il écrit:

"Il nous paraît tout aussi inepte de jauger la colonisation à l'aune de ses bienfaits qu'à celle de ses méfaits. L'installation coloniale, dont il est question ici est à l'évidence un acte violent, précédé et préparé par des changements insensibles. Elle n'est pas que cela. Dans un des plateaux de la balance, il sera toujours possible d'ajouter quelques enfumades ou quelques villages "cassés", dans l'autre quelques missionnaires morts dans leur apostolat ou quelques médecins usés par les luttes sans fin contre les endémies, quelques maîtres d'école zélés ou quelques soeurs dévouées à leurs dispensaires... Il va sans dire qu'il y eut des deux, du bien et du mal, et qu'apostropher les Africains en faisant peser sur eux des responsabilités qui ne sont pas les leurs est mal ressenti, autant qu'accuser les Européens contemporains de l'aveuglement et de la sottise raciste de leurs ancêtres est anachronique et déplacé."

La démarche convaincante s'appuie en outre sur la grande érudition de l'historien qui nous fait découvrir des aspects souvent ignorés de cette période. Bref, il s'agit d'un vrai plaisir de lecture.

* Liens:

- les ouvrages de Marc Michel

 

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