Louis raconte ses souvenirs d'enfance, ses blessures, la boue des non-dits et les relations difficiles avec la mère, figure énergique, un peu trop, du clan familial, image négative d'une mère, archétype du matriarcat breton.
Il y a le football, celui par qui est venue l'opprobe (c'est fou ce que "quatorze millions" égarés peuvent avoir un pouvoir de nuisance!), celui qui est la cause d'un exil loin de l'iode bretonne, loin du vent brestois, loin de ce bout du monde salé, parfois froid, toujours accroché à sa rade; la fortune étonnante de la grand-mère suite à une union tardive (les repas au Cercle Marin mènent à tout) Il y a aussi un personnage extraordinaire: le fils Kermeur, le poil à gratter de tout ce petit monde engoncé dans une léthargie bourgeoise, celui qui entraîne Louis dans les mauvais coups, ceux qui donnent à l'enfance le goût amer de l'interdit, le frisson irrépressible du danger; les tablettes de chocolats dérobées au supermarché ont la saveur d'une innocence flouée.
Louis déroule la pelote du passé pour tenter "d'en finir avec tout ça", de crever l'abcès et de pouvoir vivre sans ce poids dans la poitrine: les après-midis avec la grand-mère, les soirées avec le fils Kermeur, les entraînements de foot et la souffrance lorsqu'on apprend à quoi correspondent les lettres des équipes...Louis est dans l'équipe F, celle des mômes qui ne deviendront même pas de bons joueurs amateurs et se casseront le nez devant les portes du sport professionnel, alors que son frère aîné a un avenir de professionnel devant lui. Et puis, cet attachement mortifère aux valeurs de la petite bourgeoisie que sont l'apparence (qui doit être irréprochable pour se démarquer de "ces gens-là" entendez les Kermeur) , le statut social et la sacro sainte peur du déclassement, porte ouverte à la déchéance insupportable aux yeux de la mère de Louis.
Louis écrit pour chasser de manière définitive, ses démons familiaux au grand dam de sa mère qui pense détruire le brûlot par la simple force d'une flamme de briquet, sous les yeux de son fils mi-chagrin mi-amusé, lui qui possède une clé de sauvegarde. L'acte désespéré d'une femme qui ne veut pas que ce soit le destin qui mène la danse mais bien elle, au prix d'une intransigeance maternelle au-delà de l'acceptable. Or, ce feu, purificateur d'un côté et rédempteur de l'autre, permet au père, figure volatile, presque transparent, n'existant que par l'affaire financière qui le jeta dans l'ombre et le silence de la honte sociale, de s'affranchir des carcans d'une prison érigée par sa femme et de sortir à la gare, la tête haute, au vu et au su de tous, la valise de son fils. Le temps efface beaucoup de choses, celles qui ne sont qu'anecdotes dans une histoire familiale, tandis qu'il épaissit celles qui rongent et sapent des vies...tout ce qui peut constituer une vie "du" (noir, sombre, en breton) bretonne.
L'écriture incisive, presque chirurgicale dans l'introspection familiale, de Viel est surprenante au premier abord: tout est au présent, l'actualité de la narration et les retours dans le passé ne se démarquent pas par la conjugaison des verbes mais par les images issues des souvenirs du narrateur. Ce parti pris narratif, entrechevêtrement des époques, surprend, déroute puis trouve un rythme de croisière lorsque le lecteur entre dans l'entrelac des histoires jalonnant la vie familiale et sociale. La tension monte lentement à mesure que les révélations, "les choses sur nous", deviennent plus explicites, approchent les frontières opaques de la dénonciation: le lecteur sent qu'un des protagonistes perdra son sang froid ou sortira la tête du haute de ce conflit muet, larvé dans les profondeurs abyssales de la loi du silence. La famille dévoreuse, la famille vampirisant ses membres les moins préparés à lui résister, la famille microcosme idéal pour la mise en place de psychodrame ou de luttes intestines rongeant les siens plus sûrement que le pire des acides...c'est ce qu'offre, avec intelligence, virtuosité et humour corrosif , "Paris-Brest", un roman familial tendu où les non-dits pourrissent les relations jusqu'au jour où l'un des membres décide de crever l'abcès et de libérer les humeurs, nauséabondes parfois, afin de libérer la parole et les actes. On est troublé, ému et surtout glacé par l'emprise d'une mère engluée dans la dévoration de tout ce qui l'entoure, engluée dans un conformisme certes vain mais ô combien mortifère, par la passivité d'un père, terrassé par un scandale financier qui n'en finit pas de disparaître: famille, je vous hai-me!