Hume est un sceptique, et par là un antidote redoutable aux délires de la métaphysique contemporaine par
l'actualité d'une pensée qui n'a pas cessé d'avoir voix au chapitre dans une époque de scientisme où les individus osent encore poser la foi religieuse comme pétrie de
rationalité. Il ne s'agit pas ici de s'attarder sur l'aspect sulfureux de textes qui préconisent de brûler les textes religieux ou métaphysiques parce qu'ils ne contiennent que
« sophismes et illusions », mais de relever plutôt un paradoxe singulier de la pensée de Hume : alors même que l'auteur exige de son lecteur qu'il s'en remette à ce
qu'établit la science comme faits et qu'il apprenne à donner son assentiment à la croyance rationnelle et probable, il n'appelle pas à adopter une attitude qui consisterait à
demeurer plongé perpétuellement dans le matérialisme. Une vie qui mettrait à la racine de ses attitudes la rigueur de l'empirisme et un scepticisme modéré a le loisir
d'embrasser une attitude qui sait s'affranchir momentanément du matérialisme pour rendre l'existence supportable. A cette fin, dans la mesure où dans tout ce qui concerne les
actes de jugement, seuls les faits devraient soutenir notre position, le seul cas où nous aurions moralement le droit de faire abstraction des dits faits est dans la composition
esthétique. Pour être plus clair, on peut dire que selon Hume les seules vérités susceptibles de constituer une adéquation maximale de l'intellect avec la réalité sont celles
produites par les sciences expérimentales, et le caractère eidétique de l'art ne révèle en rien le mouvement du réel, mais bien plutôt le mouvement même de l'esprit. C'est que
Hume perçoit les oeuvres littéraires et picturales comme des projections directes de l'intellect. Peindre un paysage n'est pas la restitution d'une vérité du réel signifié par
l'oeuvre, mais la transcription esthétique d'une construction de l'imagination. Celle-ci n'est pas une faculté, pour Hume, mais le terrain des représentations constituées par
l'expérience et le vécu. C'est l'imagination qui s'égare en conjectures et en projections hasardeuses, c'est elle qui construit un imaginaire fantasmé de culture, et c'est même
elle qui construit et invente la légitimité de la morale. L'imagination est la matière à partir de laquelle nous construisons les connexions nécessaires à la stabilité de notre
vie, au risque de résider dans le fantasme. Mais, sans craindre de tomber dans l'erreur, l'individu peut se laisser aller à l'imagination dans le champ de la création
artistique, car celle-ci est précisément un espace de facticité positive. L'oeuvre est chez Hume un miroir de l'imaginaire, l'expression des insuffisances de la nature humaine,
mais en même temps la projection d'une coupe modifiée du réel expérimentée par le sujet. C'est à ce titre que la peinture et la poésie peignent des idées, et ne sont nullement
des transcriptions du réel, mais des productions, des formulations individuelles et subjectives de la pensée imaginative. L'art possède à ce titre un caractère esentiellement
imparfait, dans la mesure où il est la proposition d'un imaginaire, et en ce sens une proposition détournée de la réalité qui, au moment où elle est produite, est déjà
inadéquate à l'auteur dans la mesure où son propre imaginaire a déjà évolué par l'expérience qu'il tire de sa propre oeuvre. On ne peut donc pas dire que Hume n'aurait pas en
vue ce que verra plus tard Hegel : à savoir que l'artiste apprend à se différencier dans sa propre oeuvre qui n'est pas un accomplissement mais le moment négatif du mouvement de
son esprit. Mais chez Hegel, ce moment négatif acquiert une positivité (en tant qu'il permet à l'artiste de se repositionner) que Hume perçoit différemment. Le caractère
imparfait de l'oeuvre est chargé d'une connotation tragique en tant que l'artiste sait qu'il ne pourra viser aucune perfection et demeurera peut-être dans l'indécision et frappé
du syndrôme de la page blanche. C'est d'autant plus vrai dans la littérature, où l'utilisation des mots impliquent de produire une oeuvre chargée d'énoncés alors même que ces
énoncés ne renvoient à rien de réel, mais seulement au terrain de l'imagination de l'artiste. En ce sens, les concepts de la littérature ne seraient que des projections
imparfaites construites imaginativement, de simples propositions, lectures possibles parmi d'autres, de sorte qu'on pourrait alors douter de la possibilité d'un consensus
concernant la qualité du travail fourni. Hume dépasse le problème en reconnaissant la possibilité de ce consensus et en ancrant les créations artistiques dans les paramètres
d'évaluation d'une culture : si l'oeuvre est une projection subjective, il n'en demeure pas moins qu'elle peut répondre à l'exigence d'un goût tel que chaque culture la définit.
Mais l'enjeu de l'art, pour Hume, n'est pas dans la production du bon goût, mais bien plutôt dans la constitution d'une thérapie. Le scepticisme a ceci de troublant qu'il refuse
à l'esprit tout droit à la projection et au fantasme dans le but de laisser la science rapporter et lier objectivement les faits en limitant au maximum la place de
l'interprétation, de sorte que le non scientifique n'a que peu l'occasion de satisfaire son besoin de compréhension d'un monde qui lui reste à jamais inconnu si ce n'est par le
regard ponctuel et progressif de la science. C'est à ce titre que l'art devient la modalité justifiable et acceptable pour tout individu qui saura que l'imagination peut
consciemment et sereinement délirer dans le cadre d'une esthétique dont le sujet assumera le caractère factice. Dès lors, l'art devient l'occasion de projeter les désirs et les
angoisses construits comme agencements nécessaires pour la stabilisation ponctuelle de l'espace de l'imagination. L'art n'est plus exactement un processus révolutionnaire comme
l'entend Antoni Tapiès, mais plutôt la projection d'un inconscient personnel, projection que le groupe pourra évaluer et juger adéquatement en tant qu'il répond aux angoisses,
aux désirs et à l'inconscient de toute une civilisation. La manière dont Hume pense l'art est une lecture précieuse pour penser d'une part les conditions de son évaluation,
d'autre part les raisons de sa production, et enfin saisir l'éthique à laquelle l'auteur anglais invite tout un chacun : circonscrire tout besoin d'expression des fantasmes dans
un art qui s'avère cathartique, et demeurer sceptique et empiriste dans tous les autres aspects de la vie.