Dès le générique, l’on sait que Inglourious Basterds sera protéiforme. En effet, la typographie sans cesse changeante des caractères s’inscrivant à l’écran nous est d’ores et déjà donnée comme une piste de l’entreprise à laquelle va se livrer le metteur en scène (avec un clin d’œil à Pulp Fiction au détour d’un style bien précis d’écriture). Jeu avec les langues, convocation du film de guerre, du film d’exploitation, du film d’action, et bien entendu du western, Inglourious Basterds laisse à nouveau éclater l’extraordinaire talent de Tarantino à mélanger les genres, les influences, les références, pour livrer une œuvre totalement personnelle.
Inglourious Basterds, c’est avant toute chose la cristallisation sur pellicule du fantasme de tout cinéaste (et a fortiori de tout artiste), celui de voir une œuvre changer le monde. Sans rentrer dans les révélations (bien que le cinéaste lui-même ait défloré la chose dans ses nombreuses interviews), disons simplement que le cinéma joue dans le film un rôle crucial, déterminant, historique, dans un cadre pourtant réel, celui de la seconde guerre mondiale. Qu’un film puisse changer le cours des destinées (fussent-elles individuelles ou collectives), c’est le rêve de tout artiste. Tarantino le réalise ici, en affirmant l’air de rien le pouvoir de la fiction, la puissance du rêve et la nécessité absolue de l’imaginaire.
Outre cette idée en béton armée qui sous-tend la totalité du film, le metteur en scène déclare à nouveau son amour immodéré pour le western, grâce notamment à la musique d’Ennio Morricone, qui rythme le film de bout en bout, et à des scènes qui pourraient sortir tout droit d’un film de Leone (la longue séquence d’ouverture fait irrémédiablement penser à celle du Bon, la Brute et le Truand, dans laquelle le personnage de Lee Van Cleef interroge un paysan avant de tuer toute sa famille). Le western comme genre ultime du cinéma (puisque ses codes peuvent être utilisés dans n’importe quel autre genre), c’est une idée qui n’est certes pas nouvelle, mais qui trouve ici un écho irréfutable. En outre, Tarantino parsème son film de références à d’autres films, d’autres cinéastes (Pabst, Chaplin, Hitchcock, Clouzot) et c’est un pur plaisir de cinéphile de décrypter les affiches des arrières-plans, ou les allusions à l’histoire du cinéma.
S’agissant des dialogues, ils sont, à nouveau, d’une qualité d’écriture remarquable, rappelant que Tarantino excelle à faire naître une véritable musique des mots, une mélodie verbale incomparable, qui parvient tantôt à faire naître un suspense intenable (la séquence d’ouverture), tantôt à créer des situations de pure comédie (la scène des « Italiens »). L’on sait que l’un des aspects les plus originaux du cinéma de Tarantino consiste à injecter dans un monde ultra-codé des situations et dialogues sortis du plus banal des quotidiens. Il ne déroge ici pas à la règle, donnant par là même une consistance, un réalisme et, in fine, suscitant un attachement immédiat pour ses personnages.
Impossible enfin de ne pas relever l’hallucinante composition de Christoph Waltz en officier SS dont la culture et la distinction n’ont d’égale que la dimension abyssale de son vice, ainsi que la présence de Samuel L. Jackson dans le rôle du narrateur (sans aucun doute le comédien qui parvient le mieux à donner leur résonnance aux mots de Tarantino).
A l’issue des 2h30 de projection, qui passent plus vite qu’un éternuement, l’on ressort dans un état de jubilation absolue. Celle d’avoir assisté à un pur film de cinéma, où la qualité des dialogues, du scénario, du jeu des acteurs, de la mise en scène et de l’implication émotionnelle du spectateur est portée à un niveau de quasi-perfection. Mais surtout celle d’avoir été témoin de la victoire de la fiction sur le réel au sein d’un film. On ne saura jamais assez gré à Quentin Tarantino d’avoir imprimé une telle victoire sur celluloïd.