(dépêche)
La Pologne politique décapitée par la catastrophe de Smolensk
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Entre deuil et échéances électorales, "la Pologne entre dans une période ambivalente"
LEMONDE.FR | 11.04.10 | 18h47 • Mis à jour le 11.04.10 | 21h18
a Pologne est encore plongée dans le deuil et le recueillement, au lendemain de la catastrophe aérienne dans laquelle a péri une partie de son élite politique. Mais au-delà de l'émotion
collective qui rassemble les Polonais, cette catastrophe aura des conséquences sur la vie politique du pays dans la perspective de l'élection présidentielle anticipée qui doit se tenir avant la
fin juin, explique Jérôme Heurtaux, maître de conférences en Science politique à l'Université Paris-Dauphine et spécialiste de la Pologne.
Quel est l'impact de cette catastrophe sur la vie politique et les institutions polonaises ?
L'accident d'avion de samedi matin à Smolensk a décapité l'exécutif polonais, plusieurs institutions étatiques, l'armée et une partie du législatif : le président de la République, Lech
Kaczynski, était notamment accompagné de membres de la chancellerie présidentielle, de plusieurs secrétaires d'Etat, de plusieurs vice-maréchaux de la Diète et du Sénat, de 14 députés et
sénateurs, des six personnalités les plus hautes de l'armée, de quelques prélats et des présidents de plusieurs institutions publiques. Les personnalités politiques présentes dans l'avion
appartenaient à plusieurs partis. Chacun ressent cet événement comme une catastrophe nationale.
Cet événement est sans précédent, même si elle rappelle deux décès tragiques de personnalités de l'histoire polonaise : l'assassinat du président Gabriel Naturowicz en 1922 ou la disparition en
avion du premier ministre en exil, le Général Wladyslaw Sikorski, en 1943. Néanmoins, si l'élite politique est directement et durablement affectée par cette tragédie, celle-ci ne risque pas de
provoquer une crise institutionnelle. La Pologne est dotée d'une Constitution. La présidence est assurée par intérim par le président de la Diète, Bronislaw Komorowski, qui est tenu d'organiser
de nouvelles élections présidentielles dans un délai de 60 jours. Il a d'ores et déjà annoncé qu'il déciderait de la date du scrutin après consultation des partis politiques.
Les députés disparus, élus par un scrutin de liste, seront remplacés sans organiser de nouvelles élections, les sénateurs le seront vraisemblablement par des élections partielles. Les choses
seront peut-être plus compliquées en ce qui concerne le remplacement des présidents de certaines institutions dont les nominations sont très politiques, dans la mesure où le président par interim
n'est pas du même bord politique que le président décédé, en raison d'une situation de "cohabitation". Mais dans l'ensemble, la continuité de l'Etat sera assurée. De ce point de vue, cette
catastrophe aérienne, qui est une catastrophe politique, n'est pas une catastrophe institutionnelle.
Peut-on présumer des conséquences de cet accident sur la prochaine élection présidentielle ?
Il y aura immanquablement des répercussions. Tout d'abord sur le calendrier : le scrutin, prévu initialement en octobre de cette année, est avancé. Il devrait avoir lieu au mois de juin. Sans
doute, ensuite, sur le contenu et la tonalité de la campagne électorale. Cet accident intervient dans un contexte extrêmement tendu entre les deux principales formations de droite : le Parti
Droit et Justice des frères Kaczynski, et la Plateforme civique du premier ministre Donald Tusk et du président par intérim, Bronislaw Komorowski, que les sondages donnaient gagnant avant
l'élection. Tous les commentateurs prévoyaient une campagne extrêmement dure entre ces deux formations politiques. Cet accident pourrait adoucir le ton des échanges, mais il est encore trop tôt
pour le dire.
Autre conséquence : la Pologne a perdu dans ce crash deux de ses candidats à la présidentielle. Le président sortant Lech Kaczynski lui-même, qui se préparait à annoncer sa candidature, et le
candidat de la gauche post-communiste, Jerzy Szmajdzinski, vice-maréchal de la Diète et ancien ministre de la défense. Même si l'un et l'autre étaient loin d'être des favoris, qui va leur
succéder ? Qui sera, notamment, le candidat de Droit et Justice ? Le frère jumeau de Lech Kaczynski, Jaroslaw Kaczynski, ancien premier ministre de son frère et président du parti, se
lancera-t-il dans la compétition présidentielle ?
Dernière inconnue : Bronislaw Komorowski, maréchal de la Diète et président par interim, se contentera-t-il d'expédier les "affaires courantes" et/ou diffèrera-t-il un certain nombre de décisions
politiquement controversées ? Va-t-il tenter d'endosser le rôle présidentiel dans l'optique de l'élection présidentielle ou se contentera-t-il d'un interim a minima ? On entre dans une période
très ambivalente, entre concorde nationale d'un côté, marquée par une semaine de deuil national, et préparation de l'élection présidentielle de l'autre.
Quelle est la portée symbolique du lieu de la catastrophe, Katyn, où des officiers polonais furent exécutés par la police de Staline, il y a 70 ans ?
Hegel disait que les grands faits de l'histoire adviennent toujours deux fois. La première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce. Le massacre des officiers Polonais en 1940 est un
épisode tragique, entré dans la mémoire nationale polonaise. La "tragédie de Smolensk", comme l'appellent les médias, que beaucoup d'observateurs appellent déjà un second Katyn, est une tragédie
humaine mais, par son caractère absurde, elle apparaît comme une farce. Non parce qu'il s'agit d'un accident mais parce que la raison de la venue de Kaczynski à Katyn était simplement de
commémorer l'événement tragique, accompagné de personnalités officielles, de prélats et de familles de victimes de 1940.
Or, ce voyage avait aussi, pour le Président polonais, une signification politique. En Pologne, depuis plusieurs années et notamment l'arrivée au pouvoir des frères Kaczynski, le passé est devenu
en enjeu de la compétition politique elle-même. A côté d'autres événements de l'histoire nationale, Katyn fait l'objet de ce qu'on appelle en Pologne la "politique historique", une forme de
politisation de l'histoire. Le premier ministre était allé à Katyn quelques jours avant Kaczynski. La présence à ses côtés de Vladimir Poutine, le Premier ministre russe, avait été présentée
comme un succès personnel du premier ministre Polonais. L'une des motivations du voyage présidentiel était aussi une façon de ne pas laisser à Tusk le monopole de la mémoire et tenir un discours
différent de celui de son adversaire politique. Samedi 10 avril 2010, la "politique historique" est définitivement entrée dans l'histoire politique de la Pologne.
Propos recueillis par Soren Seelow