Il faut donc toute la mauvaise foi de ce très médiocre quotidien qu’est devenu Libération pour parler de “chantage” et “d’antisémitisme filmique” (!) lorsqu’un cinéaste égyptien démissionne d’un jury pour protester contre la présence, dans la programmation, d’un film réalisé par une Israélienne. Et cela alors même que ledit cinéaste se donne la peine de préciser que sa décision est motivée par des raisons politiques, sans rapport avec la religion de sa consœur israélienne. Il faut dire que le journaliste anonyme de Libération n’est pas le seul à faire preuve d’autant de stupidité bornée, voire de malhonnêteté intellectuelle. Grâce à l’insigne maladresse de l’actuelle diplomatie française, la sixième édition des Rencontres de l’image au Centre culturel français du Caire, s’est ouverte sur un lamentable fiasco.
Au départ, ce festival annuel, qui permet de mieux faire connaître la jeune création cinématographique, choisit de programmer des œuvres de réalisateurs égyptiens, roumains et français. Pour le jury, on retient notamment Ahmed Atef (أحمد عاطف), critique au quotidien Al-Ahram et lui-même réalisateur de plusieurs courts-métrages. Une bonne semaine avant la manifestation, celui-ci renonce à participer aux délibérations au motif que, dans la programmation française, figure Presque normal, un film réalisé par Keren Ben Rafael, une étudiante de la Fémis (Ecole nationale supérieure des métiers de l’image et du son) de nationalité israélienne.
Rien de bien extraordinaire au Caire où les centres culturels étrangers ont l’habitude de jongler avec ce type de problème, d’autant plus que le critique et cinéaste égyptien tient un discours très modéré : il publie un communiqué dans lequel il précise que sa décision n’est en rien dictée par la religion de la cinéaste concernée mais qu’il se conforme aux directives des syndicats égyptiens des journalistes et des cinéastes, syndicats qui demandent à leurs membres d’adopter cette position en cas de participation d’Israéliens à des événements auxquels eux-mêmes sont conviés.
Comme cela se produit en pareil cas, et quiconque travaille dans l’action culturelle dans le monde arabe sait que ce type de difficulté revient régulièrement, on bricole une solution : on trouve quelqu’un pour remplacer le membre du jury démissionnaire, et on retire de la programmation le film qui fait problème. Sauf que cette fois-ci, à l’initiative du ministère français des Affaires étrangères si l’on en croit Le Monde, on annonce le 30 mars le retrait du film pour confirmer, le 31, son maintien. Toujours selon Le Monde, il s’agit, explique “l’entourage du ministre”, d’appeler à juger “le film pour ce qu’il est, pas en fonction du CV du metteur en scène”.
La décision parisienne, et la volte-face qu’elle entraîne pour les responsables du CCF du Caire transforment cette affaire mineure en scandale national. L’intelligentsia égyptienne se mobilise contre un tel coup de force qui démontre – s’il en était encore besoin comme le pensent beaucoup – que la politique française montre une fois de plus que son seul but consiste à favoriser “les-visées-de l’ennemi-sioniste-dans-la-région”… La manifestation organisée devant le CCF et les pétitions qui circulent réunissent une bonne partie des élites intellectuelles et culturelles du pays, toutes tendances confondues. (La place manque pour citer tous les noms mais on y retrouve les cinéastes Tawfik Saleh, Khaled Youssef, Mohammed Khan, Yousri Nasrallah, les essayistes Galal Amin et Tarek al-Bishri, la comédienne Nadia Lutfi, le plasticien Ahmed Nawwar, les écrivains Baha Taher, Sonallah Ibrahim, Ibrahim Aslan, Ibrahim Abdel-Méguid, Muhammad al-Bosati, et une brochette de parlementaires.) Pour finir, l’ensemble des films égyptiens disparaissent du festival où ne seront projetées que quelques œuvres françaises (dont Presque normal !) et roumaines…
Pour que le scénario du film-catastrophe soit vraiment complet, on se garde bien, côté égyptien, de voler au secours des Français. Au contraire (et on peut y voir une petite vengeance à la suite de l’élection ratée de Farouk Hosny à l’Unesco : voir ici ou encore là), les autorités égyptiennes font savoir qu’elles organiseront leur propre festival pour permettre aux cinéastes locaux de faire connaître leur travail. Elles publient également un communiqué assassin, qui regrette en substance (article en arabe) les “commentaires” français sur la position d’un artiste égyptien s’exprimant dans le cadre des lois de son pays, alors qu’elles-mêmes se gardent bien de “commenter” les propos des intellectuels français sur toutes sortes de questions qui les concernent. (Et on leur accorde qu’il y aurait beaucoup à dire !!!)
Au-delà de l’anecdote, les observateurs constatent une évolution de plus en plus marquée de la supposée “politique arabe” de la France, inflexion relayée par une diplomatie culturelle qui risque de payer fort cher en terme d’image et de crédibilité, et pour longtemps, les choix d’une “Union pour la Méditerranée” aujourd’hui paralysée à force de grands écarts douloureux. A ne pas vouloir tenir compte d’une opinion arabe qui refuse, pour de très bonnes raisons – même s’il en est aussi de moins bonnes – le passage en force que constitue toute forme de normalisation imposée avec l’Etat israélien, on va droit à la catastrophe. C’est “presque normal” pour reprendre le titre du film de Keren Ben Rafael…