Le débat sur les retraites va très probablement tourner uniquement autour de chiffres, approche allant en se généralisant dans notre monde numérisé, et passer autour de l’essentiel : le sens du travail, de l’emploi et de l’activité dans nos sociétés globalisées où le salariat devient, pour l’immense majorité des citoyens du monde, apparemment le seul moyen de gagner de quoi consommer et donc de survivre.
Reprise de trois articles publiés dans mon blog proposant d’autres angles de vue.
Retraites : la société de l’emploi salarié en question
Le dossier des retraites occupe, une nouvelle fois, l’actualité. Le rouleau compresseur médiatique déroule sa pensée unique. Il nous faut travailler plus longtemps pour deux raisons principales : la première économique, le fameux rapport entre actifs et retraités ; la seconde « éthique », l’allongement de l’espérance de vie.
La gauche, sortant enfin de sa torpeur néolibérale, commence à argumenter. Le rapport entre actifs et retraités n’a aucun sens et est d’ailleurs très difficile à prévoir sur une longue durée (voir les ajustements récents du COR). La seule question ayant un sens est celle de la richesse et de sa répartition dont l’inégalité croissance suffit à expliquer l’asphyxie des comptes sociaux. Quant au lien fait entre « travail et espérance de vie », il réduit ce qui est appelé travail à la simple activité productive et marchande, omettant toutes les autres formes d’activité qui permettent aux humains d’agir et de vivre ensemble, de construire un « monde ».
Mais cette argumentation, si elle est solide, passe cependant à côté de la question centrale : la généralisation, à la planète entière, et dans le même temps la disparition, en premier lieu dans le monde occidental, de la société de l’emploi salarié. Pour des milliards d’humains la seule façon de subsister, à la fois espoir et cauchemar, est l’accès à un emploi salarié et au statut de consommateur. Cet emploi, indispensable dans des sociétés où toutes les formes autonomes de vie ont été et sont détruites, devient une ressource rare, disputée, précaire et de plus en plus mal rétribuée. Les hommes et femmes sont transformées en simples ressources humaines d’un système économique totalitaire où le choix du profit maximum pour quelques uns est présenté comme une loi naturelle.
Que faire ? Comprendre d’abord ce que nous vivons : la fin de la civilisation de l’emploi salarié. Politiquement, résister, inventer et construire un autre monde. Au niveau global, pour nous national et européen, combattre les porteurs de cette logique mortifère et favoriser toutes les prises de conscience à l’occasion de tous les rendez-vous (élections, conflits, débats,…). Au niveau plus local, régions, communes, familles, reconstruire un mode de vie moins dépendant du tout marchand, plus solidaire. La route sera longue mais beaucoup l’ont déjà emprunté…
Retraites, les vrais tabous : emploi, richesse, travail
Peu de sujets sont aussi révélateurs des tabous (ce sur quoi on fait silence) de nos sociétés que celui des retraites. L’année 2010 en fera, à coup sur, la démonstration. Mais les tabous ne sont pas ceux dénoncés par les adeptes à tout crin des réformes/régressions. Il y a bien longtemps que celui de l’âge légal de départ en retraite est attaqué de toute part et sa mise en avant, y compris dans des articles et billets de Mediapart, montre bien qu’il ne s’agit en rien d’un sujet sur lequel on fait silence. Par contre sont passés sous silence, et sont donc tabous, bien des thèmes révélateurs de l’inanité et la dureté de notre monde globalisé et numérisé.
Thème de l’emploi salarié forme ultra-dominante du travail dans nos sociétés libérales. Emploi salarié de plus en plus précaire et de moins en moins capable d’assurer des conditions de vie décentes. Emploi salarié qui a rendu et rend de plus en plus d’humains totalement dépendants d’un modèle économique ( production/consommation) qui détruit aussi bien notre environnement que les relations qui font de notre terre un « monde » dans lequel nous puissions vivre et agir ensemble.
Thème de la répartition des richesses. Dans un monde numérique crétinisé par la culture du chiffre et l’ignorance de ses limites, cette question parvient à être occultée au profit de celle d’un rapport démographique qui n’a aucun sens et dont l’évolution est très difficilement prévisible, alors même que la croissance des richesses est le cœur du système « miraculeux » qui gouverne nos économies et politiques et fait l’objet de moyens considérables de mesure et de prévision.
Thème du sens de l’activité que nous désignons sous le terme de travail. Activité considérée autrefois comme servile et devenue le seul moyen d’insertion dans nos « démocraties ». Démocraties qui en nous rendant esclaves du cycle production/consommation nous enlèvent notre qualité même de citoyen. Thème occulté par celui de la pénibilité, limitée d’ailleurs aux seuls travaux manuels, comme celui de la répartition des richesses est masqué par l’appel généralisé à la compassion et à la charité par ceux-là même qui nous exploitent…
Puisse Mediapart ne pas se contenter de faire des articles avec titre à sensation pour nous fournir les éléments de fond permettant de reprendre un combat politique essentiel déjà mené par le Conseil National de la Résistance à la sortie de la pire catastrophe que les humains aient générée. Un dossier regroupant les articles, de qualité, publiés sur la pauvreté, l’insécurité sociale, le travail et les retraites serait salutaire.
Retraite, travail, activité, au delà de la pensée binaire
Après une campagne présidentielle marquée par l’utilisation à toutes les sauces de la “valeur travail” la confusion recommence autour de la retraite. La pensée binaire continue ses ravages en posant le choix entre travail et retraite. Travail vu comme moyen de produire mais aussi nécessité pour la survie individuelle et collective et retraite comme inactivité, inutilité, charge…
La lecture d’Hannah Arendt peut nous permettre, si nous le souhaitons vraiment, de dépasser cette confusion. Dans une de ses oeuvres majeures (La condition de l’homme moderne), Arendt distingue trois modalités de la vie active (vita activa) : travail, oeuvre et action. Trois points sont essentiels à saisir. Travail, oeuvre et action sont des activités distinctes et non pas séparées et exclusives. Ces trois activités sont en un sens transhistoriques, elles correspondent à la condition humaine sur terre. Elles sont cependant soumises à évolution, elles sont historiques. Arendt se place toujours “du point de vue du monde“. Il s’agit pour elle de stigmatiser tout ce qui menace l’existence d’un monde commun.
L’activité humaine élémentaire est le travail, corrélatif du cycle biologique et de la vie entendue comme zoé et non comme bios. L’être humain, en tant qu’il travaille est membre de l’espèce et non un individu possédant une biographie. Le travail est donc immergé dans la nature, et la consommation appartient à son cycle. Il est circulaire, itératif, anonyme. Est-ce cette forme d’activité que l’on propose comme valeur centrale de notre société ? Est-ce à cette forme d’esclavage moderne que l’on veut condamner jusqu’à leur mort les hommes ?
Arendt voit d’abord dans l’oeuvre l’édification d’un monde, non naturel, plus exactement bâti contre la nature, qui construit des objets et non des produits de consommation, et qui est fait pour durer. Durer veut dire d’abord fournir un cadre humanisé , qui soit plus permanent et plus endurant que la vie d’une génération. Sans un monde durable, nulle biographie n’est concevable, naissance et mort sont alors insignifiantes en regard de la perpétuation de l’espèce et de ses membres; ce n’est que face au monde que naissance et mort peuvent apparaître, être perçues. Gouvernée par l’objet à produire, l’oeuvre est la seule activité qui connaisse un début et une fin. Quelle part d’oeuvre est présente dans ce que nous appelons “travail” ?
L’utilitarisme est la philosophie spontanée de l’homo faber qui a tendance à transgresser les limites de son activité et à généraliser l’expérience de la fabrication. Nous vivons maintenant les conséquences de cette transgression qui dégrade “la nature et le monde au rang de moyens, en les privant l’un et l’autre de leur dignité indépendante“. C’est pourquoi Arendt, dans la condition de l’homme moderne, insiste sur la différence entre sens et utilité, entre le “en raison de ” et le “afin de“.
Mais pour que la sphère de la signification se fasse jour, il faut faire intervenir une autre activité, l’action proprement dite. L’action et la parole (praxis et lexis) permettent à chacun de se manifester, de s’exprimer, de se communiquer. L’action ne peut exister que dans la pluralité, dans un réseau qui double en quelque sorte le monde. L’action n’est possible que par le monde , puisque aucune individualité , aucune subjectivité ne peut se faire jour sans l’objectivité construite par l’homo faber. Réciproquement le monde serait dépourvu de sens sans action et parole. Quelle possibilité d’action existe-t-il dans ce que nous appelons “travail” ?
” A moins de faire parler de lui par les hommes et à moins de les abriter, le monde ne serait plus un artifice humain mais un monceau de choses disparates auquel chaque individu isolément serait libre d’ajouter un objet; à moins d’un artifice humain pour les abriter, les affaires humaines seraient aussi flottantes, aussi futiles et vaines que les errances d’une tribu nomade.”
Ne sommes nous pas en pleine errance, à la recherche d’un sens à notre vie ?
La question du travail et de la retraite nous offre une occasion de plus pour nous interroger sur le sens profond de l’activité humaine.
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