James TISSOT (Nantes, 1836-Chenecey-Buillon, 1902),
L’enfant prodigue : le départ, c.1882.
Huile sur toile, 130 x 100 cm, Nantes, Musée des Beaux-Arts.
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On espérait vivement une suite au disque qui avait vu le baryton Arnaud Marzorati revisiter avec talent les chansons de Pierre-Jean de Béranger (Le pape musulman & autres chansons, Alpha 131). Grâce aux efforts conjugués de La clef des chants et du Palazzetto Bru Zane, qu’on remercie de cette initiative, voici que ressuscite, remarquablement servi par le chanteur et un quatuor d’instrumentistes, un autre chansonnier d’envergure du XIXe siècle, Gustave Nadaud. La bouche et l’oreille, anthologie que vient de publier le label Alpha, dont la réputation d’exigence n’est plus à démontrer, est un disque important, tant par sa valeur patrimoniale que par ses qualités musicales ; c’est à sa rencontre que je vous propose d’aller aujourd’hui.
Il n’est sans doute pas complètement inutile de dire quelques mots de Gustave Nadaud (photographié, ci-contre, en 1862 par Paul Émile Pesme), un compositeur malheureusement assez oublié aujourd’hui. Il est issu d’une famille de négociants en tissus installée à Roubaix, où il naît le 20 février 1820, suffisamment aisée pour se permettre d’envoyer son rejeton faire ses études secondaires à Paris. Dûment diplômé et de retour dans sa ville natale, il est employé au sein du service comptable de l’entreprise familiale avant de se voir confier la gestion d’une succursale ouverte en 1840 dans la capitale. Tout semble réuni pour que le jeune homme suive les pas de son père, mais, vers 1843, Nadaud commence à fréquenter les cercles littéraires et à écrire ses premiers textes de chansons sur des mélodies à la mode. Introduit dans les salons bourgeois, le succès qu’il y rencontre, bientôt soutenu par la publication, dans L’Illustration et Le Figaro, de certains de ses textes, l’encouragent à poursuivre dans cette voie. En 1849, il publie son premier recueil de chansons et commence à composer ses propres airs, ce en quoi il se distingue des chansonniers de son époque. La réussite est au rendez-vous, encore augmentée par le frisson de scandale de Pandore ou les deux gendarmes (1853) qui vaut à son auteur d’être poursuivi pour atteinte à la dignité de la gendarmerie. Protégé par la princesse Mathilde Bonaparte, qui tient à Paris un brillant salon, Nadaud compose également des opérettes (Le docteur Vieuxtemps, 1854, La volière, 1855, Porte et fenêtre, 1857) et, en 1861, année qui le voit décoré de la Légion d’honneur, l’éditeur Heugel publie ses œuvres en 14 volumes. Durant la guerre de 1870, il s’engage dans le corps des infirmiers et publie l’année suivante Mes notes d’infirmier ; il s’essaie également, tout en poursuivant son activité de chansonnier, au théâtre et au roman. L’ouvrage Chansons légères de Gustave Nadaud illustrées par ses amis (1881) est couronné, en 1882, par le prix Vitet de l’Académie française, mais ses meilleures années sont derrière lui, son éditeur lui avouant qu’on le trouve « vieux ». Ayant toujours refusé les cachets, c’est dans la pauvreté que Gustave Nadaud meurt à Paris, le 24 avril 1893.
La production de Nadaud compte plus de trois cents chansons ; La bouche et l’oreille en propose un éventail représentatif de seize. On y retrouve les thèmes qui ont fait le succès de leur auteur, érotisme plus ou moins explicite (Le feu, Le coucher), reflets d’une époque en pleine mutation (Les lamentations d’un réverbère), assortis d’une méditation sur le temps qui passe d’une mélancolie parfois diffuse (La vie moderne), parfois poignante (Les ruines de Paris), irrévérence souriante (Pandore, La mouche de Monsieur Letortu), saynètes de genre désopilantes (L’aimable voleur, La femme du pompier, Satan marié). S’il cède quelquefois à un lyrisme d’autant plus émouvant qu’il ne tombe pas dans le piège de la sensiblerie, c’est dans le registre de la satire, tantôt badine, tantôt acérée, que Nadaud se révèle sous son meilleur jour. Contrairement à la verve souvent sanguine de Béranger (1780-1857), son inspiration fait montre d’une ironie d’autant plus piquante qu’elle est subtile, comme le prouve, par exemple, le texte du Roi boiteux, non repris dans cet enregistrement, mais que Brassens n’avait pas hésité à mettre à son répertoire (suivez ce lien pour l’écouter). Du point de vue musical, le compositeur mise avant tout sur une simplicité et une fluidité mélodiques qui rendent ses airs immédiatement mémorisables et mettent en valeur les mots avec beaucoup d’efficacité, même si, au fil du temps, certaines de ses chansons font preuve d’une élaboration beaucoup plus raffinée, sans toutefois jamais être guettées par la préciosité.
Rendre justice au répertoire des chansonniers du XIXe siècle n’est pas un exercice évident, et il faut soit s’en tenir à une interprétation minimale piano-voix, soit tenter de retrouver, en s’affranchissant de certains des scrupules musicologiques qui pourraient constituer un frein, l’esprit d’un temps définitivement insaisissable dans toute sa richesse, démarche qui implique nécessairement des interprètes de haut niveau, aussi instruits des pratiques musicales de l’époque que capables de s’inscrire dans une optique de recréation crédible. Suivant cette seconde voie, il est peu de dire qu’Arnaud Marzorati (photo ci-dessus) et ses comparses s’acquittent de l’exercice avec une maestria confondante. D’emblée, la complicité qui unit le chanteur avec un Daniel Isoir prodigieux de maîtrise et d’invention sur un piano Pleyel de 1919 gorgé de couleurs, donne à ce récital l’assise nécessaire pour que se développe toute sa magie. Les interventions ponctuelles des autres musiciens sont, elles aussi, marquées du sceau de l’excellence, qu’il s’agisse des clarinettes tour à tour sensuelles ou goguenardes d’Alexandre Chabod, de l’agilité violonistique facétieuse de Stéphanie Paulet ou des caresses du violoncelle de Paul Carlioz. Ce quatuor d’instrumentistes, tout en laissant s’exprimer de remarquables individualités, démontre tant de réactivité et d’intelligence que l’on se plaît à rêver qu’un jour prochain, il leur sera possible de refaire un disque ensemble. Soutenu par une équipe de cette qualité, Arnaud Marzorati laisse éclater son talent de conteur, usant de toutes les ressources que lui permet une voix aussi à l’aise dans la puissance que dans le murmure. Chaque chanson devient, grâce au métier éblouissant du chanteur, un univers à part entière, qui expose une vaste palette de sentiments allant du drolatique au mélancolique, en n’oubliant jamais ni la tendresse ni l’humour. Théâtrale dans le bon sens du terme, car enflammée sans jamais verser dans la gesticulation creuse mais, au contraire, étayée jusque dans ses moments les plus truculents par une appréciation pleine de finesse des enjeux de ce répertoire, cette réalisation née d’un véritable travail d’équipe, pour faire une large part à la réinvention, sonne néanmoins avec une grande fraîcheur et une formidable justesse d’inspiration qui servent avec un rare bonheur le legs encore trop négligé, souvent du fait de stupides préjugés, des chansonniers.
La bouche et l’oreille est un disque absolument jubilatoire, que je recommande chaudement non seulement à ceux qui s’intéressent à la musique du XIXe siècle, mais, au-delà, à tous ceux que réjouit le bonheur né de la complicité de musiciens unis par le plaisir de la redécouverte de chansons qui font partie, que nous en ayons conscience ou non, de notre mémoire musicale. Devant cette indiscutable réussite, on espère que cet enregistrement rencontrera un large succès et qu’artistes comme éditeur envisageront, dès que possible, de lui offrir une suite.
Gustave NADAUD (1820-1893), La bouche et l’oreille, chansons.
Arnaud Marzorati, chant & direction
Daniel
Isoir, piano droit Pleyel, grand modèle, 1919
Stéphanie Paulet, violon anonyme italien, 1800
Alexandre Chabot, clarinettes en si bémol, Buffet Crampon, 1896, et en la, Couesnon, fin XIXe siècle
Paul Carlioz, violoncelle, Mirecourt, 1901
1 CD [durée totale : 74’42”] Alpha 160. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Mon claqueur
2. Les lamentations d’un réverbère
3. Les ruines de Paris
4. Satan marié
Illustrations complémentaires :
Paul Émile PESME (actif entre 1856 et 1875), Gustave Nadaud, 1862. Épreuve sur papier albuminé, Paris, Musée d’Orsay.
Giuseppe de NITTIS (Barletta, 1846-Saint-Germain-en-Laye, 1884), Le salon de la princesse Mathilde, 1883. Huile sur toile, 92,5 x 74 cm, Barletta, Musée Giuseppe de Nittis [cliquez sur l’image pour l’agrandir].