L'empire Moghol s'est construit sur du sang, des trahisons, des conquêtes, des alliances et la douleur, c'est ce que l'on apprend lorsque Jahanara, fille aînée de Shah Jahan, empereur de cet empire au XVIIè siècle, se retrouve orpheline de mère et est confrontée à la dépression de son père. Ce dernier n'a aimé qu'une seule femme, sa troisième épouse qui éclipsa tant par sa beauté que par son charisme les deux premières, reléguées au fin fond du harem impérial. La détresse affective de l'empereur déstabilise ses proches, inquiète le peuple et Jahanara se glisse, naturellement, dans l'espace laissée par sa mère pour devenir la Begam du palais et du harem. Très vite, elle devient influente auprès de son père: c'est que Jahanara a une intelligence politique et économique aiguë, qu'elle sait oeuvrer pour le bien de l'empire et du pouvoir moghol d'autant plus que son père sombre dans une profonde mélancolie au risque de faire basculer l'empire, qu'il a conquis à la force des armes et du meurtre politique, dans un triste chaos: ses fils sont encore très jeunes et n'ont pas été aguerris aux affaires de l'Etat ni aux affaires de la guerre. L'aîné est versé dans l'étude philosophique et religieuse, il prête une oreille attentive au boudhisme et au christianisme au risque de déplaire à la cour impériale; le second est un peu délaissé et ronge son frein en se disant largement plus apte que son aîné à prendre les rênes du pouvoir paternel. Des rivalités qui augurent bien des bouleversements, bien des conflits et beaucoup de sang versé.
Peu à peu, l'empereur sort de sa torpeur pour mettre à exécution un projet pharaonique: la construction d'un splendide mausolée, en marbre blanc, pour célébrer son immense amour envers son épouse défunte....le Taj Mahal naît d'abord sur les plans pour s'édifier, au fil du récit, splendeur parmi les splendeurs, sous la houlette éclairée d'une Jahanara devenue la princesse de l'ombre, celle qui conseille judicieusement et règne sans partage sur le coeur de son père.
Ce règne d'ailleurs fera de sa vie une existence dans l'ombre, une existence privée d'amour officiel et pourtant comme elle est amoureuse d'un beau courtisan! Mais, son père lui interdira de se marier afin qu'elle reste à jamais à ses côtés, la condamnant à ne pas exister aux yeux du monde, la condamnant à ne jamais quitter le harem impérial. Pourtant, l'amour parviendra à éclairer sa vie mais à un prix douloureux, celui de vivre clandestinement une liaison et une grossesse, celui de ne pas donner le sein à son enfant, celui de ne pas le voir grandir et s'entendre appeler "Maman".
J'ai eu un peu de mal à entrer dans l'histoire, dans cette histoire complexe d'une région et d'une époque que je ne connais guère. Puis, peu à peu, la magie des descriptions sous les mots colorés de l'auteure, a eu raison de mes réticences et m'ont permis de me laisser porter par les fastes d'une cour impériale moghole migrant à la saison chaude, en une immense et incroyable caravane, vers les montagnes himalayennes pour profiter d'une fraîcheur bienfaisante. Indu Sundaresan, s'appuyant sur les faits historiques, décrit une époque où l'horreur cohabite avec la délicatesse d'une culture raffinée, où le faste de quelques uns côtoie la misère du plus grand nombre, où l'amour d'un veuf inconsolable fera jaillir du néant un joyau architectural qui défiera le Temps pour devenir le symbole de l'amour, l'unique et inégalable Taj Mahal. L'alternance des chapitres consacrés à la construction de mausolée et à la vie quotidienne d'une princesse prisonnière d'une décision paternelle, offre les respirations permettant de digérer les multiples informations que la béotienne que je suis en histoire hindoue recevait au fil des pages. Le destin particulier de Jahanara a su titiller ma curiosité ainsi que ma sensibilité féminine: Jahanara, malgré la chappe de plomb décidée par son père sur sa sensualité et sa sexualité, parvient à connaître le plaisir ineffable d'un amour réciproque, la comblant charnellement tout en la frustrant au plus haut point. Elle réussit à ne pas se faire réduire par ce destin cruel, conserver une liberté de penser et d'agir, et à garder la tête haute pour devenir une Begam respectée et respectable.
Une plongée dans l'Inde du XVIIè siècle, où perce, lentement mais sûrement, l'intrusion d'un Occident avide des richesses touchées du doigt par le glorieux Alexandre Le Grand.
Roman traduit de l'anglais (USA) par Isabelle Saint Martin