La question que l'on peut se poser au sujet de cette œuvre est la suivante : est-ce un opéra à part entière ou bien doit-on le considérer comme une sorte d'oratorio, de cantate scénique ? Cet ouvrage peut en effet être monté de différentes façons : comme un opéra traditionnel, avec mise en scène, décor, etc... ; il peut aussi être représenté en version concert. Si l'on s'en tient au projet initial de Berlioz, La Damnation n'est pas faite pour être représentée sur scène. Mais après tout, rien ne s'oppose à ce qu'on la pare de quelques décors et d'une certaine dramaturgie... Vous me direz : le problème n'est pas bien grave, peu importe au fond quelle étiquette on peut poser dessus et vous aurez entièrement raison. C'était juste un moyen d'introduire cet article sur la Damnation de Faust...
Avec la Symphonie Fantastique, c'est sans doute l'oeuvre de Berlioz la plus connue ; et la plus jouée. Les Troyens, Benvenuto Cellini demandent des moyens scéniques énormes ; Béatrice et Bénédict fait partie de ces ouvrages rarement montés parce qu'assez peu prisés du grand public. Et puis, certains passages de La Damnation sont universellement connus : la marche hongroise, par exemple, dans la première partie, ou la sérénade de Méphisto dans la troisième partie ; et surtout, la romance de Marguerite dans la quatrième partie « D'amour l'ardente flamme » ou l'invocation à la nature, chantée par Faust juste avant la descente en Enfer.
Le mythe de Faust, bien établi à partir des deux pièces de Goethe, le Premier et le Second Faust a donné lieu, tant à l'opéra qu'au cinéma à de nombreux « avatars » : Faust, de Gounod, Mefistofele, de Boïto, Doktor Faust, de Busoni pour ne citer que les plus célèbres dans l'art lyrique. Le septième art rend également hommage à la création du patriarche de Weimar : cinéma muet, d'abord, avec le magnifique Faust de Murnau, parlant, bien plus tard, avec La beauté du diable ; et il y a certainement d'autres adaptations que je n'ai plus en mémoire.
L'œuvre définitive de Berlioz, La Damnation de Faust, est le résultat d'un long mûrissement. A l'origine, il y a le troisième échec de Berlioz au prix de Rome : en juillet 1828, tentant pour la troisième fois ce prix, il n'obtient que le second Prix. Dépité, il décide de rejoindre sa famille, dans le Dauphiné, à la Côte Saint André ; là, il fait de longues promenades dans sa campagne natale et se remémore alors le Faust de Goethe. Naît ainsi l'idée de composer ce qui sera les Huit scènes de Faust, première et lointaine mouture de la Damnation.
Lorsqu'il revient à Paris en octobre 1828, il décide d'abord de composer une musique de ballet à partir de l'œuvre entière de Goethe ; mais ce projet reste à l'état d'ébauche : en fait, il compose les « Huit Scènes » à partir de la traduction de Gérard de Nerval, sur un livret plus ou moins médiocre de Almire Gandonnière. L'ouvrage parait en avril 1829 : à quelques exceptions près, c'est déjà La Damnation telle que nous la connaissons ; mais cette dernière ne sera achevée que bien plus tard, dix-sept ans après la parution des « Huit Scènes ».
Cette œuvre ne le satisfait pas ; et le personnage de Faust continue de le hanter ; aussi décide-t-il de reprendre les « Huit Scènes » et de les intégrer à quelque chose de plus vaste, toujours tiré de l'ouvrage de Goethe. Cette fois, il réalise lui-même le livret, toujours à partir de la traduction de Nerval. C'est au cours d'un voyage en Autriche-Hongrie qu'il composera la plus grande partie de la musique, le reste de la partition étant achevé à son retour à Paris. En octobre 1846, La Damnation de Faust est entièrement terminée.
La première audition a lieu le 6 décembre 1846 : enthousiasme des amis de Berlioz, échec complet en ce qui concerne les critiques et le public. Berlioz doit subir de nombreuses attaques, et les propos moqueurs fleurissent sous la plume et dans la bouche de certains de ses détracteurs ; ainsi Rossini se serait-il écrié : « Quel bonheur que ce garçon-là ne connaisse pas la musique ! Il en ferait de bien mauvaise ! ». Comme quoi, on peut être un artiste de génie et dire de gigantesques conn... bêtises...
Ce n'est qu'après la mort de Berlioz, survenue en 1869, que l'on reconnaîtra enfin la grandeur de cette œuvre. Mais la résurrection sera lente et se fera grâce aux grands concerts parisiens ; ce seront surtout les six auditions intégrales de février 1877, sous la direction d'Ernest Colonne, qui donneront à la Damnation sa reconnaissance définitive. Dès lors, le succès gagne la province, puis s'exporte à l'étranger : Monte-Carlo en 1893 et l'Opéra de Paris en 1910 porteront l'œuvre à la scène qui, au départ, ne lui était pas destinée, faisant ainsi entrer La Damnation dans le grand répertoire lyrique.
Cet ouvrage, centré sur l'épisode de Marguerite, (comme celui de Gounod et à la différence de celui de Boïto qui s'inspire aussi du Second Faust) est une adaptation très libre du drame de Goethe. Les éléments qui la composent, et qui peuvent sembler disparates puisqu'on y trouve des textes empruntés littéralement à l'écrivain, d'autres écrits par Berlioz lui-même, des passages insérés dans un but uniquement musical (La Marche Hongroise par exemple), sont cependant reliés par un fil conducteur : le désir de l'artiste romantique de s'identifier au héros de la légende et de projeter son « moi » dans son œuvre. Guy Ferchault parle de la Damnation comme d'une « symphonie descriptive, selon le dessein primitif de Berlioz, [qui] décrit moins les états d'âme des personnages que ceux de l'auteur qui s'exprime à travers eux. » Et, poursuit-il, Berlioz justifie l'incursion de Faust en Hongrie ainsi que sa damnation par le fait que « la légende du Docteur Faust peut être traitée de toutes manières, elle est du domaine public. » (1) Proclamation nette et sans équivoque que l'artiste est entièrement libre en ce qui concerne sa création.
Il est indéniable que l'esprit du Romantisme baigne toute La Damnation. Cependant, fait remarquer Guy Ferchault, « son visage prend ici un aspect très particulier qui la différencie des conceptions courantes en la matière. [...] La mort, étape transitoire d'une ascèse qui conduit à la lumière chez les grands romantiques allemands devient ici la négation de la vie salvatrice et s'identifie au néant. Le héros de Goethe se tourne vers le cosmos et cherche à se perdre en lui pour mieux se trouver ; celui de Berlioz regarde vers le ciel qu'il n'atteindra jamais et, faute de pouvoir résoudre le conflit grandiose qui l'habite, il court à sa perte et s'anéantit par sa propre dispersion, sans espoir de salut. »
(1) Berlioz, cité par Guy Ferchault dans le livret de présentation de l'opéra, version de 1974, Seiji Ozawa.
ARGUMENT :
PREMIERE PARTIE : Les plaines hongroises. Faust chante la nature et la solitude. Danse et chant des paysans. Des soldats traversent la scène au son de la Marche Hongroise.
DEUXIEME PARTIE : Le bureau de Faust. Ce dernier se lamente sur son existence misérable. Il va avaler un poison quand les murs s'écartent, révélant l'intérieur d'une église : l'assistance, agenouillée, chante un cantique de Pâques ; Faust est réconforté par ce chant. Méphistophélès apparaît et propose à Faust de lui montrer tout ce que son âme désire. Ils partent ensemble goûter à tous les plaisirs terrestres.
Les caves d'Auerbach à Leipzig. Brander chante la « chanson du rat ». Méphisto enchaîne avec la « chanson de la puce ».
Les bords de l'Elbe. Faust est endormi ; Méphisto chante un aria « voici des roses » puis vient la Danse des Sylphes. Le ballet comprend une vision de Marguerite et il est suivi d'un chœur en latin des étudiants et du chœur des soldats.
TROISIEME PARTIE : Une charmille, devant la maison de Marguerite. Soldats et étudiants déambulent en chantant dans la rue. Faust chante « merci doux crépuscule » et se réjouit d'être dans la chambre de Marguerite. Il se cache, elle entre, chante la ballade du Roi de Thulé. Puis, Méphisto fait son « invocation », suivie du menuet des Feux Follets, lui-même suivi de la sérénade du diable « devant la maison de celui qui t'adore ». Duo d'amour entre Faust et Marguerite, duo qui devient trio lorsque Méphisto vient les séparer, emmenant Faust.
QUATRIEME PARTIE : Chez Marguerite. Marguerite seule chez elle chante l'admirable aria « d'Amour l'ardente flamme » dans lequel elle déplore le départ sans retour de Faust. Le chant des étudiants et des soldats retentit au loin puis s'éloigne. « Il ne vient pas » constate tristement Marguerite qui, prise de remords, s'évanouit.
Un défilé montagneux : Faust chante son invocation à la nature ; il est rejoint par Méphisto qui lui apprend que Marguerite a été condamnée à mort pour parricide. Seul Faust peut la sauver : il suffit qu'il signe le parchemin que lui présente le diable et Méphisto pourra délivrer Marguerite. Faust signe. Commence alors « la course à l'abîme » : ce n'est pas vers Marguerite que Méphisto entraîne Faust mais vers l'Enfer dans lequel tous deux sombrent ; pandémonium infernal, réjouissance du peuple des ténèbres : cette « âme si fière » est vaincue et damnée. Puis, un chœur d'ange célèbre la rédemption de Marguerite, accueillie en Paradis pour avoir « beaucoup aimé ».
VIDEO 1 : L'air de Marguerite, « D'Amour l'ardente flamme », Maria Callas.
VIDEO 2 : Air de Méphisto.
VIDEO 3 : La course à l'abime
VIDE4 : Apothéose de Marguerite