Pourtant, il y a eu pire que George W. Bush. Son secrétaire d’Etat à la Défense, Donald Rumsfeld, dont Nouveau Monde Info s’est souvent fait l’écho de l’hystérie, de la névrose et du dérèglement mental. À telle enseigne que ce maniaque tyrannique, pénétré de son infaillibilité et insensible à toute critique, était devenu tellement encombrant qu’il a dû être promptement viré par la clique mafieuse qui l’employait. Des documents exceptionnels, rassemblés par le journaliste du Monde Frédéric Joignot, dressent un constat accablant des mensonges ahurissants et de la perversion intrinsèque de celui que la réalité et la raison imposent de nommer par son nom : un criminel de guerre, l’Augusto Pinochet des néoconservateurs, dont la place est aux côtés de Vojislav Seselj ou Naser Oric.
Nous présentons ces documents en deux parties. Dans la première partie, nous détaillerons le Rapport Levin/McCain du Sénat américain du 11 décembre 2008 / les mémorandums sur la torture / et la première partie de l'Affaire Karpinski.
Dans la seconde partie, nous détaillerons la suite de l'Affaire Karpinski et
l'accablant Rapport Fay/Jones.
Les tortures, les détentions illégales, les rétentions et les déplacements forcés d’un pays à l’autre, tous les comportements indignes commis par les forcées armées et la CIA sous le gouvernement de Georges W. Bush, de par sa volonté affichée, commencent à sortir de l’ombre.
Un rapport du Sénat américain, rendu public le 11 décembre 2008, affirme que la torture a été délibérément développée à Guantanamo puis dans plusieurs camps d’internement de l’armée américaine, notamment en Irak dans la prison d’Abu Ghraib. Le rapport explique et détaille comment, contrairement aux dénégations de l’administration Bush, les sévices subis par les prisonniers à Abu Ghraib « n’étaient pas simplement le fait de quelques soldats agissants de leurs propre initiative », mais relevaient de directives fixées par la direction militaire – à commencer par le Secrétaire d’Etat à la Défense Donald Rumsfeld (c’est lui, précise le rapport, qui « a transmis le message selon lequel les détenus devaient être soumis à des pressions physiques et des humiliations »).
Ce rapport du Sénat américain fait suite à une enquête de 18 mois, initiée par le sénateur démocrate du Michigan Carl Levin et le sénateur républicain candidat à la présidence, John McCain – ancien prisonnier de guerre au Vietnam, torturé, qui s’est toujours élevé contre les méthodes préconisées par Donald Rumsfeld et le président Bush, dont les sbires ont obsessionnellement lessivé la planche lors des primaires républicaines de 2000. Rappelons que le 8 mars 2008, George W. Bush lui-même a opposé son veto présidentiel – personnel – à un texte de loi, voté par le Congrès, interdisant aux agents des services de renseignement de recourir au « waterboarding », le supplice de la noyade, et plusieurs autres méthodes d’interrogatoire assimilées à de la torture. « Le danger persiste, il faut nous assurer que les responsables de nos services de renseignement puissent disposer de tous les instruments nécessaires pour arrêter les terroristes », avait alors justifié le président américain lors d’une allocution à la radio, prenant ainsi acte devant l’Histoire.
En complément du rapport du Sénat américain, voici une enquête réalisée en janvier 2008 sur les tortures infligées sur plusieurs dizaines de prisonniers à la prison d’Abu Ghraib en Irak. Elle faisait suite à la plainte pour « crime contre l’humanité » déposée – à l’appui d’un dossier solide et effrayant – par plusieurs associations des Droits de l’Homme contre Donald Rumsfeld, alors qu’il se préparait à se rendre à Paris pour participer à un débat public. Elle m’a mené à rencontrer l’ancienne générale de l’armée américaine Janis Karpinski, dégradée au rang de colonelle par son administration quand l’affaire des tortures d’Abu Ghraib avait été rendue publique. Suite à la publication des photos de sévices sur Internet, Janis Karpinski, comme d’autres officiers, a servi de bouc émissaire dans ce drame. Ses supérieurs lui ont reproché de n’avoir pas été avertie que des soldats et des officiers torturaient des prisonniers dans les cellules 1A et 1B de la prison d’Abu Ghraib, dont elle avait la responsabilité administrative.
Aujourd’hui, témoin de premier plan, Janis Karpinski porte plainte contre l’ancien Secrétaire d’Etat à la Défense américain, Donald Rumsfeld pour avoir promulgué en Irak des méthodes d’interrogatoires contraires aux règles de l’armée américaine et à la Convention de Genève sur les prisonniers de guerre. Elle l’accuse d’avoir généralisé au Moyen-Orient, en dépêchant le général Miller à Bagdad puis à Bagram en Afghanistan, des techniques de renseignement s’apparentant à la torture mises au point au camp de détention de Guantanamo, consignées dans des mémorandums aujourd’hui disponibles et dont nous livrons un exemplaire en fin d’article. Elle refuse la thèse officielle des quelques soldats irresponsables s’adonnant à des actes sadiques dans la prison d’Abu Ghraib. La torture, affirme-t-elle, a été méthodiquement employée contre des prisonniers accusés d’être des « terroristes », en réalité des Bagdadiens ramassés dans la rue la veille, et dont le seul tort était de se trouver là, explique-t-elle.
REPORTAGE. Cette enquête a commencé comme ça. Le 25 octobre 2007, Donald Rumsfeld arrive à Paris, sans se douter de rien. L’ancien Secrétaire américain à la Défense doit prendre la parole à une conférence du Club Interallié. À peine sa présence sur le territoire français confirmée, quatre associations humanitaires – la Fédération Internationale des Droits de l’Homme (FIDH), la Ligue française des Droits de l’Homme (LDH), le Center for Constitutional Rights (CCR, New York), le European Center For Constitutional and Human Rights (ECCHR, Berlin) – réclament l’ouverture d’une information judiciaire contre lui auprès du Tribunal de Grande Instance de Paris. J’en suis prévenu. À quel titre Donald Rumsfeld est- il poursuivi ? De l’article 6 de la Convention internationale contre « la torture, et autres traitements cruels, inhumains et dégradants ». Ces dispositions, intégrées au droit interne français, autorisent à prendre « toutes mesures conservatoires à fin d’assurer la détention » de toute personne responsable de tels traitements présente sur le territoire français. S’appuyant sur la « compétence universelle » d’un tribunal français, les associations de Droits de l’homme veulent réitérer contre Donald Rumsfeld une action juridique semblable à celle lancée par le juge espagnol Garzòn, qui avait fait assigner à résidence en Angleterre le dictateur chilien Augusto Pinochet, pour torture là encore. Pourquoi les associations des Droits de l’Homme lancent-elle cette procédure depuis la France, non des Etats-Unis ? Ce n’est pas faute d’avoir essayé. Human Rights First, l’American Civil Liberties Union (ACLU) le CCR ont attaqué Donald Rumsfeld au civil. Pour « abus de détenus ». Pour avoir bafoué la Convention de Genève sur les droits des prisonniers. À chaque fois, l’affaire a été rejetée non parce que le dossier présenté n’était pas solide, mais en raison de l’« immunité » dont jouissait le Secrétaire à la Défense.
« NOUS ALLONS VERS LE CÔTÉ SOMBRE » (Dick Cheney)
L’ensemble de ces pièces datent d’avant l’entrée en guerre contre l’Irak. Elles font suite à la célèbre déclaration à référence hollywoodienne du vice-président américain Dick Cheney, fin 2001, durant un « Meet the press » : « Nous allons devoir aller vers le côté sombre. Le peuple américain doit comprendre que nous allons vers le côté sombre. Nous devons rendre évident que nous ne lions pas les mains de nos services de renseignement ». Un appel public qui prend la communauté internationale et son opinion publique révoltée par les attentats dans le piège du vieil argument de « la bombe à retardement », qui a toujours servi à justifier la torture, comme l’a bien montré l’essayiste Michel Terestchenko.
N’est-il pas légitime, rationnel, de terroriser un « terroriste » pour le faire avouer et dénoncer ses complices, s’il a placé une charge explosive qui doit exploser bientôt dans un lieu où vivent des innocents ? Vous-même, si votre famille, votre enfant, était enfermé dans une pièce secrète avec une machine infernale, ne seriez-vous pas prêt à torturer l’homme qui l’a enclenchée pour le faire parler ? Si vous ne le faites pas, ne seriez-vous pas juste une « belle âme », ou pire, le complice objectif de l’assassin, voire un lâche ? Tel est le chantage intellectuel, le « double bind » (« la tenaille mentale ») dans lesquels nous enferme l’argument de « la bombe à retardement ». Pourtant, à y regarder de près, tout cela ressemble à un faux argument. Un chantage moral abstrait. Pour commencer, les officiers du renseignement interrogés en France ou aux Etats-Unis l’affirment, la torture n’extorque que la douleur, pas la vérité. L’homme perclus de souffrance n’avoue pas – comme on le croyait au Moyen Age, sous le régime de la preuve par la « question » – il tente d’échapper au mal. Il avance n’importe quelle réponse, il répond aux attentes des tortionnaires, il s’adapte, il invente. C’est compréhensible, sa personnalité se délite, il devient fou de souffrance. Sous la torture, la personne disparaît, et sa parole consciente avec lui, et la fiabilité de ce qu’il dit.
Autre problème posé par le dilemme de la « bombe à retardement », qui justifierait la torture : la probabilité extrêmement faible d’arrêter un véritable « terroriste » dans cette situation d’urgence extrême tout à fait spécifique, qu’il faut appréhender à temps, juste avant, alors qu’il a préparé un attentat avec une bombe minutée, déjà en place dans un lieu public plein d’innocents. Ce scénario de feuilleton ne se rencontre pas tous les jours. Peut-être jamais. Prenons par exemple le cas d’Abdul Hakim Murad, arrêté à Manille en avril 1995. L’homme, terroriste reconnu, a été torturé pendant 67 jours, encagoulé, les parties génitales brûlées, soumis au supplice de la noyade. Il aurait alors reconnu qu’il préparait des attentats à la bombe dans des avions de ligne. Ses aveux justifient-ils la torture ? L’historien américain de la torture Alfred McCoy, que j’ai interviewé pour cette enquête, a montré qu’en fait, Abdul Hakim Murad avait avoué ses projets, confus, éperdu... dans les minutes qui ont suivi son arrestation ! Ensuite, il n’a fait que répéter, et répéter encore, les mêmes informations sous la torture, et approuver tous les dires des agents de renseignement pour faire cesser les sévices. Les officiers philippins ont appris les projets terroristes d’Abdul Hakim Murad juste après son arrestation. Ils l’ont torturé ensuite. Rien, dans cette histoire, n’est justifié par l’argument de la bombe à retardement ! Il reste la torture longue durée, effrayante, d’un homme qui a tout avoué tout de suite. On le bat, le brûle, parce qu’il POURRAIT en savoir plus. La torture devient une méthode d’interrogatoire. Elle n’a rien donné.
Vous me direz : et si nous nous trouvons dans une véritable situation de « bombe à retardement » ? Les associations des Droits de l’Homme répondent par l’interdit absolu de torturer. En plus d’être inefficace, la torture est contraire à l’éthique humanitaire, elle rabaisse les démocrates au rang des assassins. D’autres voix cherchent une issue pragmatique. Dans The problem of dirty hands (2004), le philosophe américain Michael Walzer propose la création d’une juridiction d’exception, adaptée à des situations de type « bombe à retardement » qui accepterait de se « salir les mains ». Elle devrait confirmer l’exception, analyser l’enjeu et les risques encourus, vérifier la situation : nous torturons un assassin en puissance pour sauver des innocents menacés. Elle devrait confier la responsabilité de la torture à un homme connu pour sa probité morale qui devrait ensuite répondre devant tous de son choix et de ses actes de mort. Sans entrer dans ce débat sur une éventuelle dérogation au principe incontournable du refus de la torture, nous sommes ici loin des actes dégradants perpétrés en tout impunité, hors contrôle, par des soldats protégés par leurs supérieurs, dans des cellules secrètes, comme cela a été fait au camp de Guantanamo, ou dans les prisons d’Abu Ghraib et de Bagram.
Par exemple : « Incident n°5, oct 2003 : Détenu 07 a été terrorisé (…) Battu et frappé pendant les interrogatoires, laissé nu dans sa cellule, tête recouverte et ligoté dans des positions pénibles. Il a été sodomisé par une femme MP ; pendant cet abus sexuel, on lui a uriné dessus et des photos ont été prises au cours des sévices ».
« Incident n°11, 7 nov 2003 : Sept détenus ont subi des sévices physiques, un sac placé sur la tête. On les a entassés et forcés à se masturber. Pendant cet événement, un détenu a été cogné jusqu’à ce qu’il perde connaissance, un autre a été frappé à coups de poing si fort qu’il eut des difficultés de respirer par la suite ».
Et ainsi de suite.
Un autre témoignage à charge concerne la prison d’Abu Ghraib. Il a été déposé par un haut gradé, le Général Janis Karpinski, l’ancienne commandante en chef de la 800e Military Police Brigade d’Irak, responsable de la remise en route de prisons irakiennes en 2003. Elle se dit « prête à témoigner contre Donald Rumsfeld dans le cadre d’une enquête criminelle française ».
Janis Karpinski. Son nom ne vous dit rien ?
PREMIÈRE FEMME GÉNÉRAL
La nuit tombe, Janis Karpinski raconte l’Irak. Aucun bruit dans la maison. Elle vit seule. Son mari, un ancien colonel, est décédé l’année dernière. Ils n’ont pas voulu d’enfant. Pourquoi ? L’ancienne générale a sacrifié la vie de famille à sa carrière de soldat. Elle voulait s’imposer dans ce monde d’hommes, où dit-elle « la simple présence d’une femme officier a longtemps été ressentie comme une insulte ». Elle a réussi. Elle a été la commandante en chef de la 800e Military Police Brigade d’Irak. Avant d’être dégradée au rang de colonelle pour faute grave, compromise dans le plus grand scandale qu’a connu l’armée américaine ces dernières années : l’affaire de la prison d’Abu Ghraib. Son histoire éclaire de façon singulière cet épisode dramatique.
Le brigadier général Janis Karpinski, commandant de la 800e Military Police brigade, découvre la prison d’Abu Ghraib en juillet 2003. Sa jeep doit slalomer entre les blocs de ciment, les cratères d’obus et les carcasses de camion. Elle vient prendre en charge la restauration des prisons irakiennes vidées par Saddam Hussein avant l’attaque américaine. Le bâtiment tombe en ruine, murs fissurés, plus d’eau, plus d’électricité, les portes, les meubles, les tuyauteries ont disparu, pillés par les gens du quartier. Elle découvre les cellules sombres, faites pour douze prisonniers : sous Saddam, ils s’y entassaient jusqu’à cent. Un ancien détenu lui raconte : « nous nous couchions par groupes, ceux qui restaient debout dormaient les uns contre les autres ». Pas de douche, une toilette par cellule. Les dernières années, Saddam Hussein avait le plus grand mal recruter des gardiens. Personne ne voulait passer ces murs.
« Abu Ghraib était un haut lieu de mort, explique Janis Karpinski. Tous ceux qui pénétraient ici perdaient leur humanité. J’ai vu les salles de torture, de pendaison, l’hôpital où l’on testait la résistance des prisonniers. Les murs étaient couverts de graffitis : « Voici mes derniers mots sur terre », « Je vais rejoindre Allah ». Les services de police de Saddam Hussein entassaient là des dizaines de milliers d’hommes, délinquants, criminels, braqueurs, prisonniers politiques. Quelquefois Oudaï l’assassin, le fils du dictateur, faisait fusiller plusieurs dizaines de prisonniers pour faire de la place. Il violait des femmes, les torturait, ses gardes les pendaient devant lui. Dans tout Bagdad, se souvient Janis Karpinski, le seul nom d’Abu Ghraib évoquait l’Enfer sur terre ».
Après sa visite, le général pense que l’armée devrait raser ces murs maudits. Sa mission ? Reconstruire seize autres prisons à travers le pays, former des équipes de gardiens irakiens, commander des équipes d’ouvriers et de « MP », trouver les moyens techniques et financiers. Il lui faut enfermer, nourrir et surveiller au plus vite plusieurs milliers de prisonniers de guerre, et autant de délinquants et criminels. Les jours suivants, Janis Karpinski réunit une équipe composée de spécialistes de l’installation militaire. Certains pensent qu’il faut conserver Abu Ghraib, son mur d’enceinte tient bon, les cellules sont solides. D’autres assurent qu’il faut fermer le bâtiment, détesté par la population irakienne. Le général Karpinski tranche. L’armée va remettre en route la vieille prison, effacer les traces de torture. Elle servira de centre de transit vers les autres lieux de détention. Le brigadier général ne sait pas encore qu’elle vient de rouvrir l’Enfer.
Les mois qui suivent, Janis Karpinski et ses 3400 MP (Military Police) de la 800e se démènent pour reconstruire les prisons irakiennes. C’est un travail harassant et dangereux. Comment protéger des équipes peu armées, composées de civils et de militaires, dans un pays toujours en guerre ? Comment contenir une population grandissante de prisonniers ? « Chaque semaine, je faisais un rapport de mission à mon supérieur, le général trois étoiles Ricardo Sanchez, qui commandait la CJTF-7 (Combined Joint Task Force, les forces internationales en Irak). Nous installions des camps de tentes, mettions en place des prisons pour les femmes, les mineurs, réparions les bâtiments, apportions de l’aide médicale. J’estimais avoir besoin d’un budget de 8 millions de dollars pour mener à bien le travail ». Janis Karpisnky affirme qu’à cette époque, les détenus ne sont pas maltraités, même s’ils subissent la rude discipline militaire. Les anciens soldats se montrent coopératifs, sachant qu’ils vont être libérés – l’armée irakienne est alors démantelée par l’administrateur américain Paul Brenner, et avec elle la dernière institution capable de gérer l’Irak. Les voleurs et les criminels s’avèrent plus dangereux, même s’ils découvrent des conditions de détention meilleures que sous Saddam. « Notre affreuse ration militaire leur semblait très acceptable... » dit Karpinski.
L’ECHEC DU « SCORPION DU DESERT »
Le 23 août 2003, le colonel Thomas Papas vient trouver le général Karpinski à son QG. Il amène avec lui 47 « security detainees », des « détenus de sécurité ». Le colonel demande à prendre le contrôle de la cellule de « sécurité maximum 1A » de la prison d’Abu Ghraib. Il doit mener des interrogatoires avec les officiers du renseignement (Military Intelligence). Janis Karpinski hésite à prendre cette responsabilité. Elle demande la médiation d’un responsable civil de l’administration. Ils tombent d’accord pour confier la « 1A » au colonel Papas. L’armée américaine commence à s’enliser en Irak. L’opération « Scorpion du Désert » lancée pour prendre le contrôle du pays a échoué. Si Bagdad est sécurisée, l’armée affronte une insurrection naissante menée par d’anciens officiers irakiens, des sunnites, des miliciens shiites. Les gradés veulent des informations.
À Abu Ghraib, les trois équipes du colonel Papas interrogent les 47 « détenus de sécurité » en 24 heures. Ils appliquent les règles d’interrogatoire fixées par le code militaire. Pas de torture. Un système rude et codé fait de menaces et de promesses. Ils jugent 45 détenus sans danger. Une anecdote rend compte de la tension qui règne alors. Quand Janis Karpinski se rend au briefing hebdomadaire de Ricardo Sanchez, elle prévient : « Nous allons libérer les 45 détenus qui ne savent rien ». Sanchez réagit avec force : « Nous n’allons en libérer aucun. Qui vous a dit de les libérer ? ». Le général Sanchez convoque l’officier responsable. « Aucune libération ! crie-t-il. Ce n’est pas de votre autorité ». Le général Karpinski aurait alors demandé : « Mais nous allons les garder jusqu’à quand ? ». Ricardo Sanchez : « Jusqu’à ce que nous vous disions de les libérer ». Elle comprend qu’une nouvelle stratégie du renseignement va être mise en place.
Quinze jours plus tard, le colonel Papas demande à prendre en charge une deuxième cellule d’Abu Ghraib, la « 1B ». Il doit interroger 500 nouveaux « prisonniers de sécurité ». Rétrospectivement, le général Janis Karpinski pense que c’est à ce moment que la chaîne de commandement de la prison a commencé à se déliter. C’est là sa faute. Grave. Aujourd’hui, elle regrette de n’avoir pas fait préciser dans un mémorandum quelles étaient les responsabilités et les fonctions exactes de chacun. Les siennes, celles de ses M.P, du Colonel Papas et des officiers de « l’Intelligence ». Mais la générale pare au plus pressé. Elle doit gérer la vie quotidienne de 40.000 prisonniers, sans compter les milliers de « détenus de sécurité ». Il faut construire des cellules sûres, régler les problèmes d’eau, trouver la nourriture. Sans compter les évasions.
Qui sont les « détenus de sécurité » d’Abu Ghraib ? « La plupart d’entre eux sont des «bystanders», affirme Janis Karpinski. Des Irakiens qui se trouvaient pris dans une opération de l’armée au mauvais moment, parfois avec leurs femmes, ou qui ont été dénoncés contre de l’argent. Tous, loin de là, ne sont pas des insurgés ou des « terroristes ». Comment les repérer ? Déterminer qui est « anti-américain » ? Qui détient des informations utiles ? Les M.I les interrogent à la chaîne. Ce n’est pas un travail facile. C’est brutal. Janis Karpinski ne participe pas aux interrogatoires – sauf une fois, à son arrivée, reconnaît-elle, « pour vérifier l’état des locaux ». Ce n’est pas sa responsabilité, le renseignement. Elle défend un point de vue pragmatique sur le niveau de violence à l’égard des détenus. Le seul moyen de « conserver l’ordre dans une prison » reste de les traiter correctement. Cela ne signifie pas avec faiblesse. Mais de façon humanitaire. Elle affirme avoir donné des ordres allant dans ce sens à ses M.P.
LE GENERAL MILLER ET LA BRIGADE DU TIGRE
Fin août 2003, une équipe de vingt militaires dirigée par le Major Général Geoffrey Miller, le commandant en chef du camp de détention de Guantanamo à Cuba («Gtmo» en nom de code), vient en renfort en Irak. Cette « tiger team » (« brigade du tigre ») est dépêchée sur ordre personnel du Secrétaire d’Etat à la Défense américain Donald Rumsfeld. Un mémorandum précise qu’ils viennent « tester les possibilités d’exploiter rapidement des détenus en Irak pour récolter des informations ». Janis Karpinski assiste au premier briefing, avec le colonel Papas et les officiers du renseignement. Le général Miller les critique. Ils n’obtiennent pas assez d’informations, il leur faut dit-il « guantanamiser » (« gtmoizing ») les interrogatoires. C’est-à-dire ? Le général Miller répond – Janis Karpinski est prête à répéter ce témoignage devant un tribunal : « Écoutez, la première chose à faire est de traiter les prisonniers comme des chiens. S’ils se considèrent, à un quelconque moment, plus qu’un chien, vous avez effectivement perdu le contrôle de l’interrogatoire ».
La prison de Guantanamo a été mise en place par l’armée américaine suite aux attentats du 11 septembre 2001 pour emprisonner les suspects de « terrorisme ». Depuis, aucune juridiction internationale n’a droit de regard sur la manière dont les militaires y traitent les détenus, considérés ni comme des « prisonniers de guerre », ni des « civils » – ce que les démocrates américains appellent « le trou noir juridique de Guantanamo ». Depuis, les « mémos » concernant les inquiétantes techniques de contre-résistance recueillis par les associations dans le cadre de la plainte contre Donald Rumsfeld ont été publiés.
« JE VEUX DES INFORMATIONS ! FAITES LES CRAQUER ! »
Quand le général Miller arrive à Bagdad, il vient appliquer en Irak les méthodes utilisées au camp de Guantanamo. Il est protégé au plus haut niveau. C’est la version de Janis Karpinski. « Le général Miller avait carte blanche. Il obéissait directement à Donald Rumsfeld et devait mettre en route ce qu’ils appelaient « l’actionable intelligence » (le renseignement actif). Goeffrey Miller devait respecter un agenda. Il a pris la direction des opérations de renseignement, passant au-dessus de mon autorité et même celle du général Sanchez. Miller avait le droit d’utiliser les M.I et mes M.P. Je n’avais rien à dire. C’était un général deux étoiles ».
Début novembre 2003, le général Miller convoque le général Karpinski. Elle le rencontre avec son « major officer » et son « operation officer », ses témoins. Geoffrey Miller insiste pour prendre le contrôle de la prison d’Abu Ghraib. Janis Karpinski aurait répondu : « Elle ne m’appartient pas, sir. Elle dépend du Général Sanchez ». Le général Miller lui aurait alors dit : « Sanchez va me la donner, vous savez. Je vais faire d’Abou Ghraib le centre d’interrogatoire de l’Irak ». Les jours suivants, le général Miller prend la direction des blocs 1A et 1B avec ses hommes, la « tiger team », et le colonel Papas. Il a l’approbation du général Sanchez. Les M.I et les M.P d’Abou Ghraib passent sous ses ordres. La chaîne de commandement des prisons, qui dépendait de Janis Karpinski, achève de se défaire. Les officiers du renseignement subissent de très fortes pressions. Janis Karpinski dit assister à des scènes d’intimidation où le général Miller tape le colonel Papas dans la poitrine, lui criant : « Je veux des informations ! Faites les craquer ! ».
Les semaines passant, l’insurrection se développant, Abu Ghraib se remplit « d’insurgés » et de « terroristes ». La prison de Saddam Hussein redevient un monstre. Sous-équipée, elle accueille 3000 prisonniers en septembre. 7000 en octobre, dont des centaines de « security detainees », parmi lesquelles beaucoup de « bystanders », ces gens pris dans des rafles, mais qui deviennent des « terroristes » en puissance. Des hommes qui pourraient préparer des attentats. Des hommes qu’on peut torturer.
Janis Karpinski assiste à l’intensification de la guerre, au durcissement de toutes les interventions américaines. Son analyse est sévère : « Notre présence était de moins en moins acceptée par la population. Plus Abou Ghraib se remplissait, plus la prison était attaquée, des rafales, des tirs de mortiers. Nous expliquions que nous venions rétablir la démocratie, mais les entreprises américaines contrôlaient toute la reconstruction. Nous arrêtions des milliers d’Irakiens, nous refusions de les libérer, nous les accusions d’être des terroristes, nous détenions leurs femmes. C’est notre attitude qui a provoqué l’insurrection ». Elle dit encore, elle qui a fondé et formé, les années précédentes, la première brigade féminine des Emirats, la « United Arab Emirates soldiers » : « En arrivant à Bagdad, j’ai tout de suite été frappée par la présence de femmes dévoilées, habillées en tenue de travail, en pantalon ou à l’occidentale, marchant aux côtés des hommes, tenant des postes de responsabilité. Après mes missions dans les Emirats et en Arabie Saoudite, où toutes les femmes portent le voile ou la burka, surveillées, j’étais surprise. Nous venions là pour apporter la démocratie, la modernité, et je découvrais un pays où les femmes semblaient plus libres que chez nos alliés. Aujourd’hui, on ne voit plus beaucoup de femmes dévoilées en Irak ».
FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE
DEUXIÈME PARTIE ICI.
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