Yves Cadiou nous propose, à la suite d'un billet récent, ses considérations sur le populisme. Non seulement je les trouve excellente, mais en plus elles m'amènent à de nouvelles considérations : l'ensemble mérite incontestablement un billet autonome. Je n'abuse pas du procédé, mais quand c'est fructueux, les exceptions sont admissibles.
O. Kempf (et Y. Cadiou)
Les questions qui se posent au sujet de ce « populisme » si difficile à définir me permettent de resservir une idée qui m’est chère : l’époque actuelle est très comparable à ce que fut le XVI° siècle européen. Rome n’était plus au centre du monde parce que la Terre était brusquement devenue ronde en 1492. Ce ne serait qu’au début du XVII° siècle, après plus d’un siècle de réflexion et de désordres, que l’on retrouverait un nouveau centre du monde : Calderon de la Barca 1635 (la vie est un songe), Descartes 1637 (tout est douteux excepté l’action de penser qui est le seul fait avéré). L’égocentriste respecte totalement le monde qui l’entoure parce que ce monde est créé par sa propre pensée, je le rappelle pour ceux qui voudraient « tuer Descartes » à cause d’une confusion entre égocentrisme et individualisme.
. Revenons à notre populisme. Il faut d’abord constater le détournement de vocabulaire. Pour ne pas choquer, l’on dira « un emprunt au vocabulaire littéraire » plutôt que détournement. Le populisme est d’abord un style littéraire puis cinématographique. Le genre littéraire « populiste » consiste à décrire assez durement la misère matérielle visible des petites gens. Les auteurs y ajoutent la misère morale et spirituelle qui est supposée engendrée par la misère matérielle. Certains romans de Zola sont populistes, de même que le film « des gens sans importance » d’Henry Verneuil (1955).
Naturellement, les auteurs comme les spectateurs sont totalement certains de ne pas être, eux-mêmes, des gens sans importance : au temps de Zola la lecture, comme en 1955 le cinéma, n’étaient pas à la portée de n’importe qui. Ce genre littéraire ou cinématographique est sous-tendu par une condescendance apitoyée envers les pauvres gens.
La même condescendance se retrouve dans l’utilisation politique du mot. Cette utilisation est péjorative : est qualifié de populiste par ses adversaires tout mouvement supposé exploiter la bêtise et l’inculture des électeurs. Il fait partie de ces mots qui remettent insidieusement en question la Démocratie.
. Les questionnements du XXI° siècle concernant le populisme politique (est-il de Droite, est-il de Gauche, est-il occidental, est-il populaire, est-il national, est-ce un néofascisme, est-il moralement tolérable, etc.) démontrent seulement, et c’est déjà beaucoup, que les références qui ont dominé le XX° siècle ne fonctionnent plus.
Nous sommes, comme au XVI° siècle, à la recherche d’une référence que nous pourrions considérer comme universelle. Une référence qui nous donnerait un ancrage pour tout expliquer, comme naguère au XX°siècle l’on expliquait tout par l’antagonisme Est-Ouest, tant la course à l’espace que les déstabilisations africaines ou le clivage Droite-Gauche. De temps en temps un événement venait un peu casser le raisonnement binaire (le différend russo-chinois, l’attaque vietnamienne sur le Cambodge, la guerre des Malouines), mais il suffisait d’oublier ces exceptions et c’était confortable. C’était un peu pesant : le jour du concours aucun candidat n’avait intérêt à sortir du schéma géopolitique binaire ; dans les années 80, faire observer que l’Afghanistan était un conflit Nord-Sud et qu’une défaite des Russes n’était pas à souhaiter, ça vous exposait aux pires soupçons. Un peu pesant mais stable.
A l’époque cependant, certaines questions nous ont pris au dépourvu parce qu’elles n’entraient pas dans le schéma binaire : l’immigration, la crise du pétrole. Il en est de même aujourd’hui avec ce « populisme » dont on ne sait pas très bien ce qu’il signifie ni même s’il existe parce qu’aucun de nos vieux systèmes de référence ne s’y adapte. Attendons-nous, au XXI° siècle, à beaucoup d’instabilité.
Le populisme présente deux analogies avec le fascisme de 1920, comme avec les religions nouvelles du XVI° siècle : il est inclassable parce qu’il ne se réfère pas aux schémas en vigueur, prenant ainsi à contre-pied les systèmes qui l’ont précédé. De ce fait, il a de la difficulté à se faire entendre par les canaux politico-médiatiques habitués à fonctionner dans des schémas établis. Pour exister dans un monde qui se passerait volontiers de lui, il doit user du scandale et de la provocation. C’est ainsi qu’il est qualifié « extrême », ce qui permet à la fois de le situer par référence au binaire et de montrer qu’il est excessif.
Cher Monsieur Kempf, je ne suis pas sûr que le prétendu « populisme » existe mais si c’est le cas l’on s’apercevra, avec un peu de recul, que ses ressorts consistent, comme le fascisme il y a un siècle et comme les religions réformées au XVI° siècle, à démontrer l’inadéquation des explications du monde, classifications, références, généralement admises antérieurement à son apparition.
Egéa : cher Yves Cadiou, bravo pour cette analyse pondérée et de haute vue. Oui, il y a difficulté à appréhender la grammaire qui est en train de se mettre en palce : c'est d'ailleurs la raison de mes hésitatiosn. Et oui, le vieux monde du XX° siècle à disparu. Votre reférnce au XVI° siècle me paraît tellement pertinente que c'est alors qu'on a inventé l'Etat nation, et le régime westphalien : or, ce régime touche, évidemment à sa fin. Et ce qui est visible (même si pas forcément "compréhensible" ) au niveau "inter" national, a logiquement des répercussions au niveau "infra" national. Il n'est pas anodin enfin que ce phénomène touche l'Occident, puisque c'est lui qui imposa ce régime westphalien, qui est d'abord une représentation géopolitique. Allons plus loin : la surprise stratégique est proche, et l'ère irénique dans laquelle nous baignons devrait bientôt être déchirée, comme le voile du temple.....