Sur fond de crise grecque, l’Allemagne est accusée d’être à l’origine de l’affaiblissement des économies européennes. Première à lancer l’offensive, Christine Lagarde, lors d’un entretien au Financial Times le 14 mars dernier, remet en cause la viabilité du modèle allemand et suggère qu’il pourrait menacer à terme la stabilité de la zone euro. Qu’en est-il réellement ? L’Allemagne s’est-elle érigée au rang des grandes puissances industrielles en suivant une politique économique contradictoire avec ses engagements européens ?
Depuis plus d’une décennie, l’évolution de l’économie allemande est marquée par une pression sans égale sur les coûts salariaux, une réforme des prélèvements socio-fiscaux (TVA sociale) et du marché du travail (réformes Hartz).
Ces différentes politiques ont permis aux exportateurs allemands de gagner en compétitivité au sein de la zone euro et par conséquent d’accroître l’excédent commercial du pays. Parallèlement, la stagnation des salaires outre-Rhin a limité la consommation intérieure au détriment des exportations des autres pays européens.
Peut-on pour autant reprocher à l’Allemagne de poursuivre une stratégie non coopérative visant à défendre ses propres intérêts ? La réalité est bien plus complexe :
1. L’avantage compétitif outre-Rhin ne provient pas seulement de ses coûts relativement bas (1). La puissance exportatrice allemande est surtout le signe d’une position industrielle et technologique historiquement solide. Principaux atouts : la force de son tissu de PME (le Mittelstand et sa spécialisation sur des créneaux exportateurs), un positionnement sectoriel répondant à la demande des pays émergents (offre de biens d’équipement), une réorganisation de sa production avec une spécialisation dans l’assemblage final et la commercialisation de biens largement fabriqués dans les pays de l’Est (« économie de bazar »), une politique favorisant la recherche, l’innovation, l’aide à l’export…
La France n’a pas suivi cette stratégie. Les résultats sont là : en 2008, la part de l’industrie manufacturière dans la valeur ajoutée marchande représente en France environ
16 % alors qu’elle atteint 30 % en Allemagne (2).
En ce sens, il est impératif de poursuivre les efforts engagés lors des Etats Généraux de l’Industrie pour aider notre pays à développer ses forces productives, à trouver sa propre spécialisation économique lui permettant de s’intégrer avantageusement dans la mondialisation.
2. Derrière ce débat, c’est surtout la cohésion économique et monétaire de l’Union qui est mise en cause. Faute de mécanismes de coordination adéquats des performances économiques de l’UE, l’Union Economique et Monétaire -telle qu’elle existe aujourd’hui- incite les économies nationales à mettre en œuvre des stratégies de concurrence fiscale, salariale et sociale différenciées selon leur histoire et leurs caractéristiques propres.
3. Reste que, dans le contexte de crise actuelle, la question de la soutenabilité du modèle allemand à terme n’est pas illégitime :
- d’une part, l’Allemagne doit faire face à l’affaiblissement durable de la demande intérieure en Europe (son premier client) et à la montée en gamme des économies émergentes.
- d’autre part, les performances allemandes trouvent leurs limites en termes de croissance et d’emploi. En 2009, l’Allemagne a accusé un recul de 5% de son produit intérieur brut, la plus grave récession du pays depuis l’après-guerre, selon l’Office des statistiques Destatis. Le chômage reste quant à lui relativement sous contrôle grâce au chômage partiel et à la faible croissance démographique.
Ainsi, les excédents extérieurs allemands ne sont pas sans masquer la fragilité d’une économie fondée presque exclusivement sur les exportations. Même si visiblement les dirigeants allemands, très attachés à la stabilité budgétaire et monétaire, n’entendent pour l’instant pas changer de politique, il pourrait être dans l’intérêt de l’Allemagne de mener une politique « plus coopérative » avec le reste de l’UE.
De son coté, l’Europe gagne à disposer de leaders. A cet égard, l’expérience outre-Rhin peut fournir quelques clés pour renforcer la compétitivité de nos industries et relever les défis de la mondialisation.
(1) Selon l’OCDE, les coûts salariaux ont augmenté de près de 30% en France depuis 1996, contre 5% en Allemagne. Il convient de noter que selon une étude du COE-Rexecode, dans l’industrie manufacturière, le coût horaire de la main d’œuvre en France au quatrième trimestre 2009, s’établissait à 33,8 euros, contre 35 euros en Allemagne. L’institut explique cet écart par « la tradition industrielle de l’Allemagne », qui entraîne une meilleure valorisation des salaires dans ce secteur qu’ailleurs. Concernant l’ensemble de l’économie, le coût horaire de la main d’œuvre française reste plus élevé qu’en Allemagne (33,2 euros contre 30,6 euros).
2) Rapport final des Etats Généraux de l’Industrie, mars 2010.