« a » pour auteur et « c » pour critique.
c : Quelque chose ne va pas.
a : Et quoi donc cher ami ?
c : Je ne suis pas votre ami.
a : Et qui êtes-vous donc ?
c : Le tout autre.
a : Rien que ça ? Ben dites-donc !
c : Ne jouez pas les malins. Vous dites que Rohmer abandonne le marivaudage lorsqu’il met Kleist en scène.
a : Ah, j’ai dit ça ? J’avais oublié.
c : Perdu entre vos poèmes, récits et considérations diverses, évidemment.
a : Et mes rêveries, vous oubliez mes rêveries !
c : Parlons-en de vos rêveries…
a : Dites voir, ça m’intéresse.
c : Non, pas maintenant, revenons à Kleist.
a : Comme vous voudrez. Oui, la Marquise d’O.
c : Vous dites qu’il abandonne le marivaudage. Nous entendons marivaudage en un sens positif évidemment. Inutile de donner des définitions, on comprend.
a : Oui, oui, bien sûr. Enfin, cette affaire de marivaudage… hem… Il faudrait tout reprendre.
c : Permettez-moi de résumer d’abord le récit, on y verra plus clair. Une forteresse italienne est prise d’assaut par des soldats russes. La Marquise d’O, fille du commandant de la place forte, va être violée par les soldats. Un officier russe s’interpose et sauve la Marquise du viol. Elle est évanouie. Il la viole. Elle tombe enceinte. Le soldat russe est envoyé en mission, revient, apprend que la Marquise a été chassée de chez ses parents. La Marquise fait paraître une annonce dans la presse pour retrouver le père de l’enfant. L’officier russe se présente. Ils se marient. Puis, elle lui interdit de l’approcher. Il faudra bien du temps pour qu’elle lui pardonne. C’est ça ?
a : Vous n’avez pas oublié grand-chose en effet.
c : Qu’ai-je oublié d’important ?
a : Elle est veuve, a déjà deux enfants au moment de l’horrible forfait.
c : Ce qui place l’acte au comble de l’atrocité. Son honneur ne lui appartient pas à elle seule, ses enfants et la mémoire de son défunt mari sont également touchés… et quoi encore ?
a : Ah, ça me revient. Nous n’avons pas évoqué l’ironie.
c : De l’ironie ? Une femme violée… étrange…
a : J’évoque ici une très haute forme d’ironie… disons pour faire bref, l’ironie de la vie.
c : Très grossièrement alors.
a : Tiens, puisque nous parlons de grossièreté, je vais l’être jusqu’au bout.
c : Ça promet d’être intéressant.
a : C’est bon, c’est bon… Tenez : supposons qu’un homme et une femme se rencontrent, que font-ils ?
c : L’amour.
a : Mais non, voyez comme vous êtes vous-même très grossier !
c : Je vous remercie !
a : Attendez : un homme et une femme se rencontrent : ils parlent, ils échangent des mots, ils ne disent pas ce qu’ils veulent, ils se servent du langage pour tourner autour du lit. Ils s’embrassent, enfin vous voyez, quoi…
c : Je vois très bien. De nos jours, ça s’appelle flirter. Ils ne se jettent pas tout de suite l’un sur l’autre. C’est même peut-être là le meilleur moment de l’amour.
a : Je vous laisse la responsablité d’une semblable assertion ! Disons qu’ils usent de codes, surtout dans ces milieux sophistiqués, une marquise, un officier… Vous vous rendez compte à cette époque, avec ces rôles sociaux, on est au maximum de la complexité.
c : Ça marivaude, quoi.
a : Oui, et dans notre histoire au contraire, rien. Il la sauve à la manière romantique du feu et de la soldatesque – jusque là rien de plus cliché – puis il la viole… et là le romantisme qui est attente et mélancolie s’en trouve tout inversé.
c : Il profite de son évanouissement pour la violer.
a : Oui, sur ce point précis il faudrait peut-être… comment dire…
c : Être plus précis. Je décris : Il la tient dans ses bras, elle est évanouie, il la touche, il est bouillonnant de colère contre ses soldats, sans doute la robe de la Marquise a-t-elle bougé, enfin quantité de petits détails qui ne sont pas dits mais qu’on devine et qui… comment dire ?
a : Excusent le viol ?
c : Non, pas cela… mais réveillent l’animal qui sommeille en chacun de nous, les hommes. La bête mâle.
a : D’autant qu’ils n’échangent pas un mot. Elle est évanouie. Si la Marquise avait pu parler, sa voix lui aurait servi de rempart.
c : Oui, la voix de la Marquise aurait éveillé l’humanité en lui. Il aurait entendu les interdits civilisationnels qui permettent une relation sexuelle consentie par les deux protagonistes, car seul l’officier obéissant à sa libido assouvit son plaisir. Un viol c’est ça. Mais revenons à votre ironie…
a : Ce n’est pas la mienne. Je reprends : un homme et une femme se rencontrent ; ils parlent, ils échangent, et là tout compte : on échange des regards, les goûts et les couleurs, on estime le grain de la peau, les gestes et le timbre de la voix. Je pourrais évoquer les parfums, les froissements de tissu pendant la marche, les effleurements légers, enfin je veux dire…
c : Oui, que voulez-vous dire ?
a : Je veux dire que ce petit théâtre du non-dit est la vie du monde. C’est la civilisation. Et dans notre récit, ironie suprême, ils couchent d’abord (elle contre son gré) et marivaudent ensuite, bien plus tard. Ce qui est l’aboutissement naturel, est ici au début. On commence par la relation sexuelle violente. C’est cette inversion que j’appelle ironie. La prise de la place forte est en outre une image limpide de l’acte.
c : Oui, oui…Au fait, il est passé où, notre Kleist ?
a : Et Rohmer ?
c : Oh, ce sera pour une autre fois. Ce récit est inépuisable. À bientôt !
a : À bientôt !