La Belle mendiante, de Gabrielle Althen, suivi de Lettres à Gabrielle Althen, de René Char (lecture de Patricia Laranco)

Par Florence Trocmé

 Dans la courte introduction à cet ouvrage d’un peu plus de cent pages, qui réunit deux êtres liés par une vraie filiation poétique, Gabrielle Althen avertit : « Les poèmes réunis ici », à savoir ceux de « La Belle Mendiante », sont « les tout premiers que j’ai publiés » et sont « contemporains » des lettres adressées à elle par René Char. En associant les uns avec les autres, Gabrielle Althen atteste de sa dette envers l’immense poète, en qui elle reconnaît un guide attentif et rempli de « sollicitude », d’ « émotion » à l’endroit de la « témérité » de sa vocation de jeune poète, dont, nous confie-t-elle, « il[…] a attisé le surgissement[…] » et qu’il a « suscitée, puis accompagnée ». « Ainsi, continue-telle, le patron me fut-il définitivement légué de la patience devant l’œuvre à prononcer et du rassemblement d’énergie nécessaire à la parole à naître ». 
 
Les textes de « La Belle Mendiante » sont, en fait, des proses poétiques plutôt courtes, où, déjà, s’épanouit le thème de prédilection althénien de la « luminosité ». « Clarté », « précarité », « transparence » y tracent un chemin de lumière, d’espace, traversé d’agilité, d’ « ubiquité ». Les mots, animés de mouvement, s’y font vecteurs d’une géométrie anguleuse, presque crue, mais aussi immensément tendue vers la quête d’un au-delà d’eux-mêmes. La « nudité », sans cesse évoquée, devient une sorte de point nodal. La lumière, mobile, emporte et entraîne toujours plus loin, vers un « cristal », tout en se nourrissant de sa propre fuite. « L’équilibre du jour » fait écho à « la craie de la lumière hautaine ». La « blancheur », essence de la lumière méditerranéenne, se trouve exaltée. Le « jour » n’est plus seulement le jour, mais un « lieu d’exactitude », cruel comme un « angle » planté dans l’air, auquel répond avec constance l’ « écriture d’angles » de la jeune poète. Mais il y a également « le vent », cet autre facteur de transparence, ce fameux vent capable de « soulever le bas de la colline ». Gabrielle Althen suit la limpidité du vent, celle du soleil du Sud, celle de tout ce qui vibre, tremble en filigrane de la nature et de la parole. Pour y répondre, son verbe développe le sens de l’affleurement, d’un certain « ésotérisme »« le dénuement laisse apparaître et fait briller la nudité ». On a l’impression que ce sont là des formulations qui s’enroulent presque autour d’elles-mêmes, porteuses d’une espèce de vacuité subtile et émerveillée, d’une sorte – si l’on ose le dire – de sobriété tortueuse qui n’admet aucune concession. « Transparente » est la fleur de vie, cependant que « l’espace » devient « frère ». Le goût des paradoxes est là, qui entretient un dense mystère. « « Il faut oser le sens » se redit doucement la campagne élusive… » . Le monde échappe, et c’est en cela que Gabrielle Althen le salue. En cela qu’elle le récompense, par son attente et son « acquiescement ». Par la joie de ses phrases de l’ « Entre » qui glissent, esquivent mais peuvent aussi se montrer assez heurtées . Dans cette écriture qui se veut collée à la campagne, aux éléments, les mots se détachent, durs comme diamants, pareils à des joyaux qui brillent, mais n’en renvoient pas moins à une manière de circulation sous-jacente, secrète. Les « radiances du vent » et « l’épée de la lumière » se donnent rendez-vous en le corps d’une poète, elle-même devenue, par leur action, « transparente ». « Et le vent se détache du ciel, le ciel se détache de sa pâleur, toute herbe de la plus proche, l’enfant du jour de ce qu’il fut la veille ». Tout est, et demeure « pure présence ». Une pareille luminosité ne peut qu’aiguiser l’aigu. Elle porte en elle une exigence qu’on sent peser sur le choix des mots, sur le cisèlement du texte. Blancheur et hauteur s’équivalent. Dans la même démarche d’ascension. Dans la même minéralité, qui a quelque chose d’absent. Pour autant, s’impose l’ « évidence » de la terre, de l’espace en marche, de l’air piquant, de la lumière, de leur mobilité, qui se mettent, ici, au service de l’urgence qui paraît motiver ce verbe : nous transmettre l’impression que derrière le corps matériel du monde se cache un corps immatériel, consubstantiel à celui-ci. Et, « rencontre parfaite de l’extérieur et de l’intérieur », « nos vies et la campagne superbes » de confluer. La poésie, alors, se fait autant vecteur de « distance » que de confluence. « il faut hurler à la lumière », car la lumière est point d’union. C’est dans le « cœur » de la nature méditerranéenne lumineuse que se forge – et se laisse soupçonner – un « entre-deux imprononçable » . Communiant avec « la césure » et avec « la terre brune », Althen se livre au dernier constat: « la vie emportait avec elle son mutisme aussi rond qu’un œuf irréfutable ». Au fond, n’est-ce pas ce que fait, aussi, l’écriture de ce jeune auteur qu’est encore une Althen à l’aube de sa carrière poétique ? 
Venons-en à présent à la trentaine de lettres de René Char. Elles couvrent une période de sept années (de juillet 1974 à octobre 1981) et sont contemporaines des poèmes de G.Althen. Inutile de dire qu’elles constituent des documents fort précieux. Fort précieux…et fort émouvants, puisqu’elles témoignent d’une amitié tout ce qu’il y a de solidement ancrée, étayée par toute la profondeur d’une complicité poétique. Si Char prodigue ses encouragements, son soutien sans réserve et ses conseils, il ne lui vient à aucun moment à l’esprit de faire preuve de paternalisme. Immense poète, il n’en traite pas moins la « débutante », d’emblée, avec une grande estime. La relation qui s’établit a pour base la confiance, et le partage de l’émotion. Char est un homme simple, authentique, un grand esprit, et cela ne peut être que joie de le connaître . « Bénie soit la simplicité, la seule tour génoise dont la poésie grimpe toutes les marches d’escalier chaque matin jusqu’au carré d’air bleu final » . On mesure pleinement l’immense chance qui fut celle de Gabrielle Althen. De même prend-on la mesure de l’influence qu’exerça Char sur elle lorsqu’on a le bonheur de découvrir certaines phrases du grand poète, telles, par exemple : « Les mots qui vont surgir savent de nous ce que nous ignorons d’eux » Pour René comme pourGabrielle, il s’agit d’abord d’ « Être-au-monde quand peu s’y trouvent ». 
 

par Patricia Laranco 
 
 
Gabrielle Althen, La Belle Mendiante, suivi de René Char , Lettres à Gabrielle Althen, éditions L’Oreille du Loup, 2009.