Dans la courte introduction à cet ouvrage d’un peu plus de
cent pages, qui réunit deux êtres liés par une vraie filiation poétique,
Gabrielle Althen avertit : « Les poèmes réunis ici », à savoir
ceux de « La Belle Mendiante », sont « les tout premiers que j’ai
publiés » et sont « contemporains » des lettres adressées à elle
par René Char. En associant les uns avec les autres, Gabrielle Althen atteste
de sa dette envers l’immense poète, en qui elle reconnaît un guide attentif et rempli de
« sollicitude », d’ « émotion » à l’endroit de la
« témérité » de sa vocation de jeune poète, dont, nous confie-t-elle,
« il[…] a attisé le
surgissement[…] » et qu’il a « suscitée, puis accompagnée ».
« Ainsi, continue-telle, le patron me fut-il définitivement légué de la
patience devant l’œuvre à prononcer et du rassemblement d’énergie nécessaire à la
parole à naître ».
Les textes de « La Belle Mendiante » sont, en fait, des proses
poétiques plutôt courtes, où, déjà, s’épanouit le thème de prédilection
althénien de la « luminosité ». « Clarté »,
« précarité », « transparence » y tracent un chemin de
lumière, d’espace, traversé d’agilité, d’ « ubiquité ». Les mots,
animés de mouvement, s’y font vecteurs d’une géométrie anguleuse, presque crue,
mais aussi immensément tendue vers la quête d’un au-delà d’eux-mêmes. La
« nudité », sans cesse évoquée, devient une sorte de point nodal. La
lumière, mobile, emporte et entraîne toujours plus loin, vers un
« cristal », tout en se nourrissant de sa propre fuite.
« L’équilibre du jour » fait écho à « la craie de la lumière
hautaine ». La « blancheur », essence de la lumière
méditerranéenne, se trouve exaltée. Le « jour » n’est plus seulement
le jour, mais un « lieu d’exactitude », cruel comme un
« angle » planté dans l’air, auquel répond avec constance l’
« écriture d’angles » de la jeune poète. Mais il y a également
« le vent », cet autre facteur de transparence, ce fameux vent
capable de « soulever le bas de la colline ». Gabrielle Althen suit
la limpidité du vent, celle du soleil du Sud, celle de tout ce qui vibre,
tremble en filigrane de la nature et de la parole. Pour y répondre, son verbe
développe le sens de l’affleurement, d’un certain « ésotérisme »« le dénuement laisse apparaître et
fait briller la nudité ». On a l’impression que ce sont là des
formulations qui s’enroulent presque autour d’elles-mêmes, porteuses d’une
espèce de vacuité subtile et émerveillée, d’une sorte – si l’on ose le dire –
de sobriété tortueuse qui n’admet aucune concession. « Transparente »
est la fleur de vie, cependant que « l’espace » devient
« frère ». Le goût des paradoxes est là, qui entretient un dense
mystère. « « Il faut oser le sens » se redit doucement la
campagne élusive… » . Le monde échappe, et c’est en cela que Gabrielle
Althen le salue. En cela qu’elle le récompense, par son attente et son
« acquiescement ». Par la joie de ses phrases de l’
« Entre » qui glissent, esquivent mais peuvent aussi se montrer assez
heurtées . Dans cette écriture qui se veut collée à la campagne, aux éléments,
les mots se détachent, durs comme diamants, pareils à des joyaux qui brillent,
mais n’en renvoient pas moins à une manière de circulation sous-jacente,
secrète. Les « radiances du vent » et « l’épée de la
lumière » se donnent rendez-vous en le corps d’une poète, elle-même devenue,
par leur action, « transparente ». « Et le vent se détache du
ciel, le ciel se détache de sa pâleur, toute herbe de la plus proche, l’enfant
du jour de ce qu’il fut la veille ». Tout est, et demeure « pure
présence ». Une pareille luminosité ne peut qu’aiguiser l’aigu. Elle porte
en elle une exigence qu’on sent peser sur le choix des mots, sur le cisèlement
du texte. Blancheur et hauteur s’équivalent. Dans la même démarche d’ascension.
Dans la même minéralité, qui a quelque chose d’absent. Pour autant, s’impose l’ « évidence » de la terre, de
l’espace en marche, de l’air piquant, de la lumière, de leur mobilité, qui se
mettent, ici, au service de l’urgence qui paraît motiver ce verbe : nous
transmettre l’impression que derrière le corps matériel du monde se cache un
corps immatériel, consubstantiel à celui-ci. Et, « rencontre parfaite de
l’extérieur et de l’intérieur », « nos vies et la campagne
superbes » de confluer. La poésie, alors, se fait autant vecteur de
« distance » que de confluence. « il faut hurler à la lumière »,
car la lumière est point d’union. C’est dans le « cœur » de la nature
méditerranéenne lumineuse que se forge – et se laisse soupçonner – un
« entre-deux imprononçable » . Communiant avec « la
césure » et avec « la terre brune », Althen se livre au dernier
constat: « la vie emportait avec elle son mutisme aussi rond qu’un œuf
irréfutable ». Au fond, n’est-ce pas ce que fait, aussi, l’écriture de ce
jeune auteur qu’est encore une Althen à l’aube de sa carrière poétique ?
Venons-en à présent à la trentaine de lettres de René Char. Elles couvrent une
période de sept années (de juillet 1974 à octobre 1981) et sont contemporaines
des poèmes de G.Althen. Inutile de dire qu’elles constituent des documents fort
précieux. Fort précieux…et fort émouvants, puisqu’elles témoignent d’une amitié
tout ce qu’il y a de solidement ancrée, étayée par toute la profondeur d’une
complicité poétique. Si Char prodigue ses encouragements, son soutien sans
réserve et ses conseils, il ne lui vient à aucun moment à l’esprit de faire
preuve de paternalisme. Immense poète, il n’en traite pas moins la
« débutante », d’emblée, avec une grande estime. La relation qui
s’établit a pour base la confiance, et le partage de l’émotion. Char est un
homme simple, authentique, un grand esprit, et cela ne peut être que joie de le
connaître . « Bénie soit la simplicité, la seule tour génoise dont la
poésie grimpe toutes les marches d’escalier chaque matin jusqu’au carré d’air
bleu final » . On mesure pleinement l’immense chance qui fut celle de
Gabrielle Althen. De même prend-on la mesure de l’influence qu’exerça Char sur
elle lorsqu’on a le bonheur de découvrir certaines phrases du grand poète,
telles, par exemple : « Les mots qui vont surgir savent de nous ce que
nous ignorons d’eux » Pour René comme pourGabrielle, il s’agit d’abord d’
« Être-au-monde quand peu s’y trouvent ».
par Patricia Laranco
Gabrielle Althen, La Belle Mendiante,
suivi de René Char , Lettres à
Gabrielle Althen, éditions L’Oreille du Loup, 2009.