Dans un article paru dans le numéro III de la revue
Cyclocosmia (février 2010) consacré à Roberto Bolaño, j'ai tenté d'esquisser, à l'appui des textes, de sa vie littéraire et de quelques motifs et métaphores, une vision globale, une direction à son Oeuvre. J'ai d'abord suivi les traces du double fictionnel Arturo Belano et de sa présence et voix dans ses livres, pour tenter d'indiquer ensuite que celles-ci proposaient un mouvement, en quelque sorte une
fractale (ce que Rodrigo Fresan avait déjà dit), dont la forme la plus juste (à mes yeux) est celle de l'anthologie, reprise incessament par Bolaño depuis le début, le tout début :
Muchachos desnudos bajo el arcoiris de fuego (anthologie de poètes infrarréalistes datant des années 70 que Bolaño publia), jusqu'aux posthumes
2666 (annales de crimes) et
La Universidad Desconocida (somme poétique).
La troisième partie de ma proposition portait sur la dernière nouveauté bolañienne,
Le Troisième Reich, qui est sorti en Espagne chez Anagrama en février et ici, en France chez Bourgois, il est disponible depuis hier.
Le Troisième Reich suit dans un sens cette idée de l'anthologie : rejouer toujours les mêmes scénarios ludiques pour aboutir aux meilleurs parties... Voici (avec quelques ajouts) :
« L'absence d'ennui, selon Conrad, constitue la preuve incontestable de la santé. Ma santé, alors, doit être excellente. » Voilà les mots du jeune champion allemand de wargames Udo Berger, dans les premières pages de son journal de vacances en couple sur la Costa Brava. Udo sait affronter la solitude et la multitude, par une pratique qui semble l'exclure du monde (elle le mène pourtant à des questions décisives malgré ce que pensent les personnages qui entourent Udo) : le jeu.
Le Troisième Reich recouvre le monde de son plateau de jeu. C'est un wargame complexe et subtile avec lequel Udo remonte indéfiniment les scénarios historiques en quête d'une partie parfaite, stratégiquement et esthétiquement, mais impossible à atteindre (une quête similaire à celle de Bolaño). Par la miniaturisation du monde rejouée continuellement, Udo tente d'abolir le passage du temps. De plus, à l'image de l'« Epiloque » antérieur de Monsieur Pain (datant du début des années 80), son journal suspend la narration dans une fin ouverte et multidirectionnelle (quotidien durant tout le séjour espagnol, il devient irrégulier et raccourci, accéléré, dès le retour en Allemagne). Les péripéties quelquefois tragiques des personnages perdent leur sens immédiat et dramatique à mesure que se dessine un duel ludique et sans compromis, une partie entre le Brûlé (l'un des mystérieux personnages du livre, comme d'autres selon Udo) et Udo, qui voit son état psychologique se délabrer comme décline l'été. La tension gagne le récit, et c'est dans les rêves écrits le lendemain ou dans les descriptions surréalistes de paysages que le lecteur mesure toute la fièvre terminale qui est sur le point d'emporter Udo.
Le Troisième Reich (2010) a été rédigé en 1989. Il semble contemporain de La piste de glace (1993) avec lequel il partage des liens significatifs. Il préfigure le journal de Garcia Madero (comme La piste de glace préfigurait la partie centrale des Détectives sauvages dans sa forme) et (re)vient à une passion discrète de Bolaño qu'il évoque ailleurs (dans La littérature nazie en Amérique ou Etoile distante, jusque dans ses entretiens inédits en français), les jeux de stratégie. Il s'emboîte dans le corpus, cette chimère expérimentale et expérimentatrice dont les lacunes, imperfections et contradictions (il y en a dans ce dernier roman comme dans tous) engendrent une part d'entropie qui démultiplie les interprétations et les émotions. Le corpus mélange les temps et s'acharne contre l'« espace transparent » de l'entre-deux (le blanc de la page où Udo retranscrit le regard qu'il échange avec Frau Else, lorsqu'on emmène son mari agonisant) révélant la position vacante que devra investir l'Oeuvre, cet au-delà. Udo : « je ne cherche pas la perfection. La perfection sur un plateau de jeu, que signifie-t-elle, sinon la mort ? Le vide ? »
Précisons. Le roman - qui se présente sous la forme du journal d'Udo, je le rappelle - est centré sur sa figure. Rapidement, il dévoile la psychologie profonde du personnage, et son regard de moins en moins serein sur son entourage et les alentours. Après l'enthousiasme de l'arrivée et « le plaisir d'exercer [s]a prose » avec ce journal (Udo n'est pas exactement un apprenti poète, mais une sorte de prototype de l'apprenti poète qu'on retrouvera dans les romans ultérieurs), se font ressentir les remises en causes, les angoisses, les questionnements, à propos de sa vie en Allemagne, de son couple, de ses amitiés (avec Conrad, ami et compagnon de jeu), du rôle du jeu et de son importance dans sa vie (plus fort que le monde qui l'entoure), ses désirs avoués ou refoulés... Le roman est coupé en deux par un événement dramatique qui pourtant ne trouble pas tant Udo par sa portée directe, mais qui va insidieusement modifier son état d'esprit. Plus lucide il semble devenir, plus intense se développent ses angoisses...
Chez Bolaño, la fiction dérègle le monde et les individus, et cependant leur donne du sens. Ici, les stratégies du jeu reconstruisent l'Histoire, et les petites histoires entre personnages ont des enjeux de poids. Bolaño a tenté un drame psychologique où l'inquiétude grandit tandis que mûrit son personnage. Voilà la réussite du livre, communiquer à son lecteur les variations de petits riens dans le quotidien de son personnage pour provoquer des incidents aux enjeux plus lourds, et ainsi communiquer au lecteur la fièvre de son personnage.
On sera peut-être surpris de lire une intrigue encore très linéaire par rapport à ses textes ultérieurs. On sera peut-être même plus surpris de voir que les fondements de cette intrigue ne sont pas encore exactement les
obsessions si visibles et explicites que ce qu'on trouve dans ses textes des années 90. Mais cela ne me semble rien ôter à la maîtrise de la narration de Bolaño, à son ironie déjà présente, à son intérêt et son amour pour la culture et la littérature, et même à une critique de la littérature (Udo critique les lectures de sa fiancée, et cependant va en rêver... oui, des rêves, déjà, des rêves, toujours des rêves chez Bolaño ; Udo réfléchit longuement aussi à la littérature allemande et se place sous le patronage de Goethe), à la
présence des personnages dont Udo à la voix si particulière, et surtout au fait que TOUT est en germe, les grands thèmes et le caractère du Chilien.
Evidemment, on se posera la question de savoir d'où vient le texte, pourquoi maintenant, quoi que comment, etc... on ne peut s'empêcher d'y penser, comme on le fera de tout texte inédit posthume qui surgira encore (pour tout auteur). Mais c'est du
gossip. Ce qui compte, c'est que le texte soit là, qu'il soit bon et qu'il
vienne ajouter une pierre à l'Oeuvre et à son mouvement, dont je parlais au début de mon papier. Il ne faut simplement pas perdre de vu qu'il est fixé chronologiquement avant la maturité et l'explosion créatrice de Bolaño, avant sa maladie par ailleurs (qui aura de plus un rôle très important dans le livre, et posera de nouvelles coïncidences au lecteur !).
Le Troisième Reich permet de saisir que rien ne se fait par à-coups mais que l'oeuvre de Bolaño (cette évidence lorsqu'on en a lu deux, trois, quatre) se construit par strates, par couches et qu'il n'y a pas de moins bon ou de meilleur, il y a simplement un monde en élaboration que l'auteur essaie d'appréhender et définir à chaque instant avec les moyens à disposition.
Sous la forme d'un jeu à rejouer à chaque fois, Bolaño fait son Roman ou son Poème, sa Littérature en somme, et
Le Troisième Reich est la touche qui surgit tardivement mais apparaît dévoilant un nouveau point dans le temps.
Pour le lecteur qui ne connaît pas cet important écrivain,
Le Troisième Reich est une adéquate porte d'entrée.