Tu dis ? L'horizon est sombre, les temps sont durs ? Le monde se délite, les gens se désengagent et se dépolitisent ? Il n'est plus rien à quoi se raccrocher, foi idéologique ou espérance politique ? Oui. Trois fois oui. Et alors ? Ce que tu lis comme une défaite pourrait être la plus belle des chances, celle de replacer le bonheur au centre de ta réflexion. Deviens refuznik, Ami.
« Ce ne sont jamais les excès qui tuent, mais ce qui les contrarie. »
Raoul Vaneigem, Le Livre des plaisirs.
Il y eut, à la fin du siècle précédent, de pompeux analystes pour penser la fin de l'histoire : une fois mises bas les grandes idéologies, la démocratie libérale allait envelopper de son blanc linceul le monde et tous les hommes, même le dernier. Moiteur, doux brouillard et calme torpeur : nous vivrions dans du coton politique, partout le même système, nulle part de grandes espérances.
C'était idiot, évidemment. Mais il y avait là quelque chose de juste. Non pas dans la prévision : l'histoire n'aura pas de fin tant que l'homme ne sera pas déterminé (nous y venons, sous l'effet conjugué de l'asservissement néo-libéral et de la mainmise nano-technologique, mais n'y sommes pas encore). Pas dans la prévision, donc, mais dans le constat : il n'est plus rien pour te faire courir. Plus de drapeau. De bannière. De dogme libérateur. De foi, religieuse ou politique. Plus de troupeaux bêlant bêtement. De militants obéissants. De bulletins programmés pour l'urne. De réflexions livrées clés en main. De grandes figures. De parti. De mots en -isme. Plus de communisme, citoyennisme, maoïsme, étatisme, syndicalisme, électoralisme, trotskisme, anarchisme, journalisme, surréalisme ou même de situationnisme. Il n'y a plus rien. Juste eux et nous.
C'est une chance, sais-tu ? Énorme. Pour la première fois depuis longtemps, il n'est plus de représentants pour canaliser la colère, de corps dits intermédiaires pour la contraindre en des limites balisées, de doctrine de pensées pour la ramener à ce qu'elle n'est pas. Toutes les fictions mobilisatrices - qu'elles se prétendent insurrectionnalistes ou réformistes, qu'elles jouent sur la passion des barricades ou la raison des urnes - se sont lamentablement écrasées au sol, et il n'est plus de mots, formules ou programmes pour t'enserrer, te corseter, te bêtifier. Tu ne crois plus en rien, tu ne votes plus, tu n'espères même plus. Tu ne t'agenouilles plus devant une quelconque figure politico-christique, tu n'abandonnes pas ta pensée à un autre, tu ne donnes quitus à quiconque pour te représenter et parler à ta place. Le roi est nu ? Peut-être. Mais surtout : tu l'es. À poil, complétement. Pour l'instant, tu n'aimes pas : il fait froid, tu frissonnes et tu te sens seul. Mais tu découvriras peut-être bientôt qu'il ne pouvait rien t'arriver de meilleur.
Ici-même, Raoul Vaneigem : « Au lieu de rabâcher les mêmes critiques désespérées, il est temps de jeter les bases d'une société nouvelle, de construire l'autogestion en nous emparant des énergies alternatives et en les mettant au service des collectivités refusant d'avoir des comptes à rendre aux gestionnaires de la faillite mondiale et aux escrocs dont le pouvoir n'a d'autre soutien que la passivité et la résignation des masses. Ce que nous devons redécouvrir c'est notre propre inventivité, c'est la conscience de notre richesse créative. Il faut cesser de geindre sur ce qui nous déconstruit et rebâtir notre vie individuellement et collectivement. »
Raoul a raison, bien entendu. Acharné à te plaindre, constant dans la pleurnicherie, incapable de voir au-delà d'un présent qui t'écrase, tu passes à côté des promesses de bouleversement qu'il porte. Tu restes le nez ras-de-terre quand le regard devrait porter au loin. Note, ce n'est pas plus mal : il se murmure que les époques troublées et les grands changements avancent masqués, qu'ils ne se laissent pas déchiffrer avant que d'éclater soudainement. « Rien », avait écrit Louis XVI en son journal, à la date du 14 juillet 1789. « La jeunesse s'ennuie », lui faisait écho Pierre Viansson-Ponté en un éditorial du Monde resté célèbre, le 15 mars 1968. Le calme et la résignation portent en eux leurs exacts inverses. Tempête. Furie. Tornade.
Il ne s'agit pas de révolution : celle-ci n'adviendra pas, ce n'est pas plus mal. La révolution n'est qu'un énième mensonge, alibi romantique pour tes rêves de jeunesse. Elle n'est rien, sinon un filtre à tes envies, tes passions, ta fureur de vivre, le moyen ultime de te déposséder quand toutes les autres tentatives de te mettre au pas ont échoué. En Russie, en Chine ou en France, elle n'a jamais été qu'un biais pour faire perdurer un système, lui offrir la dernière des portes de sortie. Elle est faite de la même eau que les programmes et les partis, liquide ranci, fange désolante. D'une certaine façon, c'est ce qu'expliquait Mathieu Rigouste, toujours sur ce site :
« Si tu combats avec les armes de ton ennemi, tu finiras comme lui », disait Nietzsche. En tout cas, s'il se trouve des armes à piller chez l'ennemi, il faut sans aucun doute les réajuster et s'en servir différemment. Du coup, ce ne sont plus vraiment les mêmes armes. Si je considère les formes de pouvoir hiérarchiques et autoritaires comme une partie essentielle du problème, je ne peux pas tenter d'inventer autre chose en reprenant les formes de ce qui m'étouffe. S'organiser en reproduisant des hiérarchies et des rapports autoritaires, c'est commencer à participer à la continuation de ces pratiques. Si l'on parle bien du même ennemi, disons l'oppression et l'aliénation sous toutes leurs formes, que peut-on bien trouver d'autre dans cet arsenal que des techniques d'oppression et d'aliénation ?
Pour ma part, je cherche des armes de libération et des formes de vie épanouissantes. Je crois dans la rupture, dans l'insoumission, dans l'autonomie et la solidarité, dans la multiplicité des tactiques et l'entraide. Je crois que l'ensemble du problème continue de tourner autour du travail et du système de production. Qu'il faut créer les moyens d'arrêter de travailler pour cet ordre des choses et de commencer à oeuvrer collectivement pour le bonheur et l'émancipation du vivant. J'imagine des communes libres et auto-organisées, librement fédérées entre elles et qui coopèrent pour se défendre face à tout ce qui voudrait les dominer et dominer à l'intérieur de chacune d'elles.
Revenons à ce qu'il te reste. Rien ? Vérifie donc : tu n'as plus de parti ni syndicat, ou si peu (en admettant que tu sois encarté quelque part, tu ne peux l'être que de façon très détachée, incertaine) ; tu n'as plus de meneur ni de chef (en supposant - cas extrême - que tu accordes quelques valeurs à Besancenot ou Mélenchon, ce n'est là qu'attachement superficiel, amourette sans profondeur) ; tu n'as plus de foi ni croyance en un avenir radieux (les leçons de l'histoire sont trop fraiches pour que tu les aies oubliées) ; tu n'as plus de programme ni dogme, sauf un vague mélange de tous pour ne garder que leurs propositions les moins bêtes. Même le prolétariat s'en est allé... Tu n'as plus rien.
Mais ce rien est paradoxalement porteur de tout. Il ne te reste guère que la vie, la joie, l'amour. Ça te semble peu ? C'est pourtant davantage que tu n'as jamais eu. Quand il n'y aura plus que ces sentiments-là pour guider tes pas, quand tu auras saisi qu'ils sont plus politiques et révolutionnaires que n'importe quelle doxa ou figure tutélaire, le vieux monde aura définitivement cessé de te courir après. Vaneigem encore : « Le désir d'une vie autre est déjà cette vie-là. Survivre, c'est prendre son mal en patience. Mais tenter de vivre le plus heureusement possible est ce qui assure le plus sûrement de dépasser la survie. Il ne s'agit pas consommer du bonheur de supermarché, mais de créer pour soi et pour tous un espace et un temps affranchis de l'emprise de la marchandise. Le bonheur est un combat, non une denrée. »
Engoncés dans le présent et les désillusions, tu ne le vois pas. Mais les prémices d'un tel bouleversement de paradigme sont peut-être déjà là. Rencontrée il y a deux mois [1], Anne Steiner, auteur de RAF, guérilla urbaine en Europe occidentale et de Les En-dehors, anarchistes individualistes et illégalistes à la "Belle Époque" (deux livres parus aux éditions L'échappée), maître de conférences au département de sociologie de l'université de Nanterre, en listait quelques signes :
Ce qui est certain, c'est que les expériences d'En-dehors vont se développer. Parce que ça va être la seule façon de survivre pour toute une génération et qu'il y un grandissant refus de l'aliénation du travail.
Je pense en voir des signes avant-coureurs. On dit souvent que les étudiants sont de plus en plus dépolitisés ; c'est le cas, et même à Nanterres. Par contre, un nombre croissant de jeunes semble ne plus se soucier de leur avenir professionnel. Cette année, j'ai participé à l'accueil des lycéens organisé à l'université pour la journée portes ouvertes : tous me demandaient « où est l'histoire de l'art » et « où est l'ethnologie », il n'y avait que ça pour les intéresser. Je crois que ces jeunes se donnent le droit de faire des études qui leur plaisent, qu'ils ne se projettent plus dans une vie de travail, qu'ils ont intégré la perspective d'une vie avec peu d'argent.
Pour l'instant, c'est sans doute en partie un choix par défaut. Mais rien ne dit que ce ne sera pas théorisé et généralisé ensuite. Se donner le droit de créer, de peindre, d'écrire... Se donner le droit de vivre, en somme.
Ce ne sont là que points de détail, je te l'accorde. Mais ceux-ci peuvent dire beaucoup. Ils expriment déjà cette évidence : tu es contraint de déserter, mais tu peux faire de cette désertion une force, brandir haut la bannière des refuzniks. Déserteur ? Tu en es, moi aussi. Nos pas dans ceux de personne.
Notes
[1] J'ai beaucoup tardé à mettre en forme et en ligne l'entretien qu'elle m'a accordé. Encore quelques jours et ce sera chose faite.mercredi 7 avril 2010
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