La solitude du peuple palestinien face à l’ignominie
Omar (*), 38 ans, habite dans un quartier très pauvre et insalubre de Gaza. Il est sans travail, sans revenu. 80 % des habitants de Gaza sont dans la même situation. L’histoire qu’il raconte ici reflète la situation tragique et le désespoir dans lesquels Israël maintient la population de Gaza. Le désespoir aussi de savoir que la « communauté internationale » ne fait rien pour mettre un terme à l’intolérable.
Gaza : manifestation contre le siège (IMEMC)
Silvia Cattori : Que ressentez-vous depuis votre mouroir de Gaza en voyant des jeunes Palestiniens dans la vieille ville de Jérusalem protester contre les restrictions d’accès à la Mosquée Al Aqsa, risquer leur vie face aux assauts des troupes israéliennes ? [1]
Omar : Ce qui se passe à Jérusalem, les provocations d’Israël, sa judaïsation de la Terre Sainte, concerne tous les Palestiniens. C’est très grave. Israël cherche à pousser les Palestiniens à une grande révolte, pour ensuite faire croire qu’il y a là une menace pour sa sécurité et en profiter pour intensifier la répression.
Je ne pense pas que les Palestiniens sont prêts à courir le risque de rentrer dans cette stratégie perfide, d’aller se faire humilier et écraser une nouvelle fois. Vous savez, les Palestiniens n’ont pas encore guéri les plaies de la dernière Intifada (soulèvement qui s’est révélé être un écrasement). Tant de sacrifices consentis pour n’avoir rien obtenu. Comme père, je ne serai pas assez fou pour laisser mes enfants aller au-devant des soldats qui tirent sur ces très jeunes gens, très frustrés, qui répondent à leurs agressions en lançant des cailloux.
Je pense que dans ce contexte, les adultes, même si cela devrait être leur devoir de protester contre les dangers qui pèsent sur la Mosquée Al Aqsa et deux autres édifices religieux islamiques, hésitent à aller manifester leur colère contre les soldats de l’occupation. Ils savent que c’est là une situation explosive ; qu’ils vont se sacrifier pour rien, qu’Israël va encore pouvoir en tirer prétexte pour les arrêter, les massacrer, et intensifier les mesures répressives. Ils pensent à tous les sacrifices qu’ils ont déjà faits sans jamais rien obtenir.
Depuis 2000, leur résistance ne leur a apporté que des pertes et des énormes souffrances. Sans compter que tous leurs sacrifices sont si mal payés en retour par leurs ignobles politiciens à Ramallah. Ils sont si désespérés en entendant Abou Mazen, Fayyad, Erekat, etc, parler d’un État palestinien à l’intérieur de la ligne de 1967 et non pas comme il se doit, de la ligne de 1948. Les territoires de 67 ne représentent que 26 % de la Palestine historique. Et ces 26 %, après le mur et les annexions, se sont réduits à 10 ou 15 %. Cela veut dire, pour ces jeunes Palestiniens en colère, que leurs parents n’ont rien gagné par leur résistance ; qu’ils ont fait tous ces sacrifices pour rien.
Silvia Cattori : L’État d’Israël ne pourra pas toujours se comporter en dehors de la loi. Son image se dégrade en Occident ; bien des gens qui soutenaient Israël ne peuvent plus afficher leur soutien comme avant. Il leur est devenu difficile de soutenir l’insoutenable sans se compromettre. Nos autorités démocratiques savent qu’elles devront répondre un jour d’avoir soutenu un gouvernement criminel. Et d’avoir choisi de soutenir une autorité palestinienne qui est désavouée par son peuple. S’il y a des votations pensez-vous que le peuple palestinien va voter en faveur de Salam Fayyad ?
Omar : Fayyad n’est pas populaire. C’est l’homme de l’Occident ; il est très éloigné de notre réalité. Il a fait carrière dans des institutions internationales. Il a été habitué au luxe et au prestige qui accompagne ce genre de postes. Fayyad n’est pas le choix des Palestiniens ; il nous a été imposé par les États-Unis. C’est un homme corrompu, qui avec Abou Mazen (Mahmoud Abbas), a mis en place la politique répressive, financée par les États-Unis et l’Europe, qui vise à liquider toute résistance. Fayyad est un homme très compromis avec les visées de l’occupant. Ce ne sera jamais un résistant. Il est déjà du côté des occupants.
C’est lui qui a la confiance de l’Europe ; c’est lui qui reçoit l’argent que l’Union européenne donne à Ramallah pour payer les salaires de quelques 200’000 employés de l’administration. Ce n’est pas par un geste de générosité que cet argent est versé à l’Autorité Palestinienne ; c’est une obligation, l’Europe doit payer pour ses erreurs. Nous considérons que c’est l’Europe qui a permis aux juifs de venir occuper nos terres et qui continue de soutenir leur expansion. C’est donc à elle de payer pour notre immense souffrance.
Silvia Cattori : Les militants internationaux qui sont venus vivre à Gaza durant ces années cruelles où la communauté internationale vous a abandonnés, sont-ils vus avec reconnaissance ?
Omar : Ici à Gaza, les gens sont habitués depuis longtemps à voir des jeunes activistes étrangers, venir, partir, certains rester car ils ont trouvé ici une vie plus exaltante que chez eux. Les gens ne leur ont pas demandé de venir mais ils sont bien accueillis ; l’hospitalité fait partie de notre culture. Ils peuvent habiter chez les habitants, et vivre avec très peu d’argent. Il y en a aussi qui profitent de notre générosité. Qui se comportent mal et heurtent nos coutumes.
Il y a maintenant quelques rares activistes du « Free Gaza Movement », de l’« International Solidarity Movement », etc. Ils voient ce qui se passe et ils peuvent faire connaître notre réalité au-dehors. Ce qui pose problème, c’est qu’il n’y a pas d’entente entre les diverses associations qui viennent. Cela n’est pas bon car il y a déjà assez de problèmes ici.
Silvia Cattori : Quel milieu fréquentent-ils ?
Omar : Ils sont souvent entourés de Palestiniens qui savent tirer profit et les coupent du reste de la société. Les activistes ne savent pas ou ne veulent pas savoir que les gens qu’ils fréquentent ne sont pas forcément représentatifs. C’est pourquoi la présence de ces jeunes qui viennent ici, peut générer parfois plus de ressentiments que d’apaisement dans le cœur de bien des gens. Ils fréquentent surtout le cercle du FPLP (une faction laïque minoritaire). Ici leurs leaders sont mal vus car ils ne travaillent pas dans l’intérêt du peuple ; ce qu’ils reçoivent de l’extérieur comme dons est détourné pour des projets qui leur apportent davantage de profits. Il faut dire aux gens qui collectent de l’argent au nom des Palestiniens de ne plus leur donner un seul shekel. Car agir de cette façon ce n’est pas nous aider ; mais c’est une autre manière de violer les droits des Palestiniens et d’envenimer la situation.
Donner l’argent sans savoir où il va, cela pousse les gens à la corruption. Les gens qui vivent dans mon quartier n’ont jamais rien vu de ces collectes dont on nous parle. Ils vivent plus mal que des chiens. Écrasés par la pauvreté. Les ONG vont et viennent, mais nous on n’a rien touché.
Silvia Cattori : Les derniers convois arrivés en janvier - au prix de grands obstacles - ne vous ont pas donné satisfaction non plus ?
Omar : « Viva Palestina » [2] de Galloway et « the European Campaign to End the Siege on Gaza » (ECESG) [3] ont été appréciés. Ce qu’ils ont apporté a été remis au Ministère de la santé. Celui-ci est seul capable de couvrir toute la bande de Gaza et de distribuer ce qu’il reçoit dans tous les centres de santé. Ce qu’ils apportent est visible, sert toute la population.
Quand on parle de tonnes de médicaments livrés au Ministère de la santé par divers donateurs il faut comprendre que cela ne suffit pas à couvrir les besoins. En quelques heures les dons distribués dans les hôpitaux et les pharmacies sont épuisés. Ici on ne trouve rien, même pas du paracétamol ; les quantités que les donateurs envoient ou apportent sont dérisoires par rapport aux besoins immenses.
Silvia Cattori : Georges Galloway a pourtant été critiqué pour avoir livré les ambulances aux autorités du Hamas. Quel est votre point de vue ?
Omar : Si vous donnez les médicaments au Ministère de la santé (sous l’autorité du Hamas depuis 2006), ils sont distribués dans les hôpitaux et centres publics et après nous pouvons les acheter pour le prix d’un shekel, même s’ils valent trente shekels. Par contre, si vous donnez ces médicaments aux responsables du FPLP, eux ils les distribuent à leurs cliniques privées qui les vendent au prix coûtant. Cela enrichi leurs cliniques, leurs poches. Et ne diminue pas les souffrances de la population qui a déjà de la peine pour payer un shekel. Quand les associations donnent des milliers de dollars au FPLP, les gens ici ne voient pas où cela va vraiment. Ils n’ont aucune idée de la manière dont l’argent est utilisé. C’est la différence entre ce que l’on donne aux autorités du Hamas et ce que l’on donne au FPLP ou au Fatah.
Silvia Cattori : En ce qui concerne les besoins essentiels comme l’eau potable et la nourriture, où en est votre situation ?
Omar : Nous achetons, en faisant des dettes, des gallons d’eau filtrée à une station privée qui s’enrichit sur notre dos. Mais on est obligés. L’eau est polluée [4] et avec les coupures d’électricité on reste souvent sans eau et sans électricité.
Ici les gens se débrouillent. Surtout grâce à ces employés qui reçoivent un salaire de Ramallah, ou de l’UNRWA : car un employé aide de nombreuses familles avec son salaire. Si il n’y avait pas cette solidarité là, Gaza se transformerait en un immense cimetière en quelques mois. [5]
Heureusement que les tunnels ne sont pas encore fermés. Le mur n’est pas fini.
Silvia Cattori : Ne pensez-vous pas qu’Obama finira bien par contraindre Israël à ouvrir les portes de cet enfer ?
Omar : Je n’ai jamais cru qu’un Président des États-Unis allait nous soutenir contre Israël. Cela n’arrivera jamais. S’il devait nous soutenir, même par un simple mot, il devrait payer très cher ce soutien.
Silvia Cattori : Qui peut alors vous sauver de cette situation ?
Omar : Il n’y a que Dieu. Les États arabes nous ont abandonnés. Nous avons perdu notre crédibilité et notre honneur par notre division. J’espère que nos leaders arriveront un jour à s’unir ; sans l’union, jamais nous n’obtiendrons le respect des autres nations. Nous avons perdu le respect.
Silvia Cattori : Votre peuple a gagné l’admiration et le respect du monde entier par sa résistance. Mais si vous deviez faire la liste des leaders palestiniens qui vous ont desservis, quels noms donneriez-vous ?
Omar : Mazen (Mahmoud Abbas à Ramallah) à la tête du Fatah. Et Mechaal [6]. Je considère que l’on est trahis par les deux. S’ils savaient quelle est notre souffrance, ils auraient déjà fait l’union. Par leurs divisions ils ont fait de nous un peuple de mendiants. Or nous, les Palestiniens, n’avons jamais été des mendiants.
Silvia Cattori : Vous faites une symétrie entre Kahled Mechaal et Mahmoud Abbas ! Mais Khaled Mechaal, lui au moins, ne s’est jamais mis entre les mains de l’occupant et de ses cyniques alliés ?
Omar : Abou Mazen nous a trahis depuis toujours. C’est un homme mis en place par les États-Unis et Israël. Mazen, on savait déjà qui il était avant et que dans sa position il allait nous mener au désastre. Mechaal, nous savons qu’il est honnête. Mais le fait est qu’il ne nous a rien apporté.
Israël s’attaque à la mosquée, à notre patrimoine religieux. Que fait le Hamas contre les attaques visant la mosquée Al-Aqsa ? Pour nous Palestiniens, c’est très blessant de voir Israël usurper les lieux Saints. Cela nous touche dans nos cœurs. Abou Mazen, on le méprise, nous savons que lui et sa bande ce sont des vendus. Mais je suis choqué d’entendre Mahmoud Zahar (haut dirigeant du Hamas) dire aujourd’hui que ceux qui lancent des roquettes contre Israël aident les provocateurs. Hier, Yasser Arafat et Abou Mazen disaient la même chose.
Silvia Cattori : Mechaal n’a-t-il pas condamné Israël récemment ?
Omar : Ce qu’il a dit dans son discours, c’est pour la façade ; mais sur le terrain, hormis une manifestation populaire à Gaza, rien ne s’est passé. On est sans espoir.
Silvia Cattori : Malgré sa brutale répression, Israël a échoué à vous mater. Ni le siège qui perdure depuis cinq ans, ni les innombrables carnages, n’ont atteint les buts qu’Israël escomptait : vous mettre à genoux et vous tourner contre le Hamas.
Omar : Oui c’est vrai.
Entretien réalisé en anglais le 22 mars 2010.
Notes
[1] En quelques jours l’armée et la police ont arrêté et blessé des centaines de très jeunes Palestiniens sur les lieux Saints de Jérusalem. Les enfants ne sont pas épargnés par l’armée israélienne. En dix ans, celle-ci a arrêté environ 6’500 enfants palestiniens (de 12 à 17 ans). Selon The Palestinian Center for Defending the Detainees, il y a actuellement 340 enfants emprisonnés en Israël parmi 8’000 autres prisonniers politiques Palestiniens.
[2] Voir : « “Viva Palestina”, et maintenant ? », par Stuart Littlewood, info-palestine.net, 14 janvier 2010.
[4] Voir : http://www.uruknet.de/ ?s1=1&p=64828&s2=06
[5] Voir : http://www.uruknet.de/ ?s1=1&p=64829&s2=06
Sur la situation à Gaza, voir également les deux videos de l’interview de Karen Koning Abu Zayd, ancienne Commissaire générale de l’UNRWA :
http://www.youtube.com/watch ?v=ViZNEVi9OMI&feature=related
[6] Khaled Mechaal, chef du mouvement de la résistance du Hamas, vit en exil en Syrie depuis 1999, après avoir été la cible d’une tentative d’assassinat de la part des services secrets israéliens en Jordanie en 1997.
Silvia Cattori
Mondialisation.ca, Le 8 avril 2010