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Le corps d’Eurydice (4/4) (Claude Adelen)

Par Arbrealettres
Le corps d’Eurydice (4/4) (Claude Adelen)


La nuit maintenant l’entourait
D’une sorte de sagesse, à mesure qu’elle se posait
Contre sa joue et qu’elle effaçait
Le sourire des reines de pierre dans les jardins.
Maintenant elle se sentait légère et blanche
Encore un peu froide et marbre, pensait-elle,
Découvrant sa part d’obscur. – Aussi pourquoi
Vouloir donner à sa vie cette forme définitive?
Alors qu’il y a les signes physiques
De la fatigue, l’âme qui se détruit.
Ces leurres: les rides, et les taches sur la peau.
Quelle figure illisible, prise dans les lignes
Invisibles qui la lisent:

« Comment ne pas me regarder au visage,
Mère? l’âme, l’amour au jour le jour qui se défait.
Ce masque brisé qui me rassemble, tant de points
De ma chair autour de cette absence. Ce corps
Inoubliable. Moi. »

Au fur et à mesure qu’elle écrivait
Elle se disait que ce qui apparaissait, d’elle-même,
Ne pouvait empêcher le mouvement du temps
De troubler la sage ordonnance des mots;
Toute précautions prises, ne pouvait
Empêcher sa vie, son corps d’envahir
Ce qui était écrit. Le poème ne pouvait
Faire obstacle à la beauté du jour, non plus
Qu’à l’amertume, ni faire faire au soleil
Machine arrière, – ni ne permettait de revoir
Sous ses yeux les fleurs de l’an passé,
Ni ces grands éclairs de chaleur
Comme des coups de ciseaux dans la nuit.
Un poème n’était jamais à l’abri de l’orage:

« Il y a trop de portes à verrouiller
A double tour, et à barricader
Avec des soins et des ruses infinis.
Il y en a toujours une, restée battante,
Par où la solitude peut passer. »

C’était on ne peut plus de bonheur (d’amour?)
On ne peut plus de solitude aussi. Le désir
Etait dans les marges, le spectacle, parfait.
Parfaites les couleurs, le bleu du ciel était au comble
De la perfection, les parfums, la fraîcheur de l’air.
Le temps dansait dans les arbres, tout entier
Porté sur la pointe des jeunes pousses,
Et les cris d’oiseaux étaient absolument
Comme des coups de ciseaux dans la transparence
Insurpassable du moment. Le sens de vivre
A mourir ne se lisait plus de gauche à droite:

« Un prosaïsme rythmé, une apparence
De spontanéité, mais la déchirure absolue
Est à l’intérieur de la langue. La poésie, soudain
Serait comme une irruption de l’inquiétude
Au milieu de la conversation. »

Et rien d’autre en effet que l’inquiétude
Au milieu des premières journées de printemps.
Ecrire, aimer, se disait-elle une fois de plus.
Relève du même effroi. C’était comme regarder les fleurs.
Décomposer le mixage des voix et des bruits de pas.
Le chant et la couleur. Guère plus facile.
C’était une mise au jour du désir
Au-dessus d’un abîme. Mais les mots
Etaient vieux, usés, méconnaissables,
Couverts de taches jaunes, et décolorés.
Comme ces sphynx de pierre, ils n’avaient
Plus d’yeux, les figures avaient le nez cassé.
A part elle-même elle ajoutait alors: aimer
Comme écrire, nous délivre-t-il de la mémoire?

« Quel serait, sinon, l’effet produit?
Changerais-tu ta vie, y trouverais-tu cette force?
Ce qui se passe dans la prose, la prose de vivre,
Se passe sur la scène du vers. Changerais-tu
Ta forme? Travaille, – c’est à dire: détruis. »

(Claude Adelen)


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