Sur la poésie contemporaine
Le verbe vit d’une double vie.
Tantôt il croît simplement comme une plante, il engendre une druse1
de pierres sonores, voisines, et, à ce moment, le principe du son vit d’une vie
indépendante, tandis que la part de la raison, appelée verbe, se tient dans l’ombre,
tantôt le verbe entre au service de la raison, le son cesse d’être «
tout-puissant » et « souverain » : le son devient un « nom » et accomplit
docilement les ordres de la raison, alors cette dernière, dans un jeu éternel,
fleurit en une druse de pierres qui lui sont semblables.
Tantôt la raison dit : « J’obéis au son », tantôt le son pur dit la même
chose à la raison pure.
Cette lutte de deux univers, ce combat entre deux pouvoirs qui se déroule
constamment dans le verbe, donne la double vie de la langue : deux orbites
de planètes.
Dans un genre de création, la raison tourne autour du son en décrivant des
itinéraires circulaires ; dans l’autre, c’est le son qui tourne autour de
la raison.
Parfois, le soleil, c’est le son et la terre, la notion ; parfois, le
soleil, c’est la notion, et la terre, le son.
C’est, ou bien le pays de la raison rayonnante, ou bien le pays du son
rayonnant.
Et voici que l’arbre des mots se revêt tantôt de ce bruissement, tantôt d’un
autre ; tantôt, avec la somptuosité d’un cerisier, il se pare des
vêtements d’une efflorescence verbale, tantôt il apporte les fruits des
plantureux légumes de la raison. Il n’est pas difficile de remarquer que le
temps du chant verbal est le temps nuptial de la langue, le mois des
fiançailles des mots tandis que le temps des mots gonflés de raison, quand vont
et viennent les abeilles du lecteur, est le temps de l’abondance automnale, le
temps de la famille et des enfants.
Dans l’œuvre de Tolstoï, de Pouchkine, de Dostoïevski, l’évolution verbale, qui
en était au stade de la fleur chez Karamzine, porte déjà les fruits plantureux
du sens. Chez Pouchkine, le septentrion langagier se fiançait avec l’occident
langagier. Au temps d’Alexéï Mikhaïlovitch2, le polonais était la langue
de cour à Moscou.
Ce sont des traits de l’existence historique. Chez Pouchkine, les mots
résonnaient en « -ion », chez Balmont, en « -ité ». Et, soudain,
naquit la volonté de se libérer de l’existence historique, de plonger dans les
profondeurs du verbe pur. À bas l’existence historique des nations, des
parlers, des latitudes et des longitudes !
Sur un arbre invisible, les mots fleurirent, bondissant dans le ciel comme des
bourgeons, obéissant à la force printanière, se disséminant dans toutes les directions
et c’est en cela que résident la création et l’ivresse des mouvements dans leur
jeunesse.
Petnikov3, dans « La vie des surgeons » et « Les taillis du soleil », avec
obstination et sévérité, avec une forte pression de la volonté, tisse sa
« broderie d’événements ventifiques » ; et le froid clair et
volontaire de son écriture et le tranchant sévère de sa raison qui commande le
mot, où dans « le sévère végétal l’humide pensière » est l’éclat d’une
« toute-impossible altitude », tracent clairement un trait entre lui
et son compagnon d’âge, Asséïev4
« Sans disperser au vent l’ardeur
du tilleul printanier », la pensée tranquille et nette de Petnikov grandit
« comme le vol lent de l’oiseau qui se dirige vers l’arbre vespéral
familier » ; « de ses arabesques de ramure septentrionale » elle
croît, claire et diaphane.
L’aube de la raison européenne plane au-dessus de son œuvre, à la différence de
l’enivrement asien, perso-hafizien des frondaisons verbales dans la pureté des
fleurs, chez Asséïev.
Il en va tout autrement chez Gastev5.
C’est une parcelle du brasier ouvrier pris dans la pureté de son essence, ce n’est
ni « toi », ni « lui », mais la forme « je » du
brasier de la liberté ouvrière, c’est une sirène d’usine qui tend une main de
flamme pour enlever la couronne de la tête de Pouchkine fatigué, feuilles de
fonte fondues dans une main de feu.
La langue, empruntée aux réservoirs à livres poussiéreux, aux torchons
quotidiens mensongers, cette langue étrangère, empruntée, sert la raison de la
liberté. « Moi aussi j’ai de la raison, s’exclame-t-elle, je ne suis pas
seulement un corps, donnez-moi une parole articulée, ôtez le bâillon de ma
bouche ! » Pleine de feu dans des atours brillants couleur de sang,
elle emprunte des mots vétustes, morts, mais, même sur les cordes poussiéreuses
de cette langue, elle a su jouer les chants de l’assaut ouvrier, terribles et
parfois grandioses, à partir du triangle : 1) la science, 2) l’étoile
terrestre, 3) les muscles du bras ouvrier. Gastev envisage courageusement le
temps où, « pour les athées, les dieux de l’Hellade se réveilleront, les
géants de la pensée murmureront des prières enfantines, un millier de poètes,
parmi les meilleurs, se jetteront à la mer » ; le « nous »,
dans la formation duquel est inclus le « je » de Gastev, s’écrie
courageusement : « eh bien, soit ! »
Il s’avance hardiment vers le moment où « la terre va éclater en
sanglots » et où les mains de l’ouvrier vont intervenir dans la marche de
l’univers.
C’est un artiste universel du travail, remplaçant dans les antiques prières le
mot « Dieu » par le mot « Je ». Chez lui, le
« Je » dans le présent adresse ses prières à lui-même dans le futur.
Son esprit est l’oiseau annonciateur de tempêtes qui arrache la note sur les
plus hautes vagues de la tempête.
(Mai-juin 1919)
Vélimir Khlebnikov, Nouvelles du Je et du
Monde, traduit du russe par Jean-Claude Lanne, Paris, Imprimerie Nationale,
1994.
par Jean-Baptiste Para
1. Terme de minéralogie : cristallisation
incrustée dans un minéral étranger ; masse pierreuse ayant une forme de rognon.
2. Tsar russe qui régna de 1645 à 1676.
3. G. N. Petnikov (1894-1971), poète proche de Khlebnikov dans les années
1915-1919 par ses recherches dans le domaine de la création verbale.
4. N. N. Asséïev (1889-1963), poète très influencé à ses débuts par les
tendances archaïsantes et slavophiles de la poésie de Khlebnikov.
5. A. K. Gastev (1882-1941), poète prolétarien, un des inspirateurs de la
poésie de Proletkult.