"Il faudrait que je puisse écrire ce qui m'est arrivé depuis dix-huit mois, raconter ce qu'un homme m'a fait subir chaque jour, trouver les mots pour dire son acharnement, peut-être sa haine. [...] Il a passé sa vie à juger des gens sans oser regarder leurs yeux."
René Frégni a été appelé pour "animer" des ateliers d'écriture, dans la prison d'Avignon, entre autres, prison humide, pourrie, rongée par la vermine, par l'ennui, par le manque d'intérêt des autorités. Il ne sait pas trop ce que cela signifie vraiment, mais il le fait. Il emmène son cartable empli d'histoires, empli de ciel, de femmes, de rêves, et chaque semaine, permet à chaque détenu participant une certaine évasion. Un jour, il se retrouve à emmener Karine, une hyène au corps de déesse, chaque jeudi, prison de Luynes. Elle va retrouauer son homme au parloir, il va élargir l'espace entre les barreaux de quelques cellules. Jamais un merci, juste de la haine crachée durant le trajet. Contre tout et n'importe quoi. Elle profite de la voiture à son insu. Il met fin au p'tit manège, ne l'emmène plus. Il met le pied dans un terrible engrenage.
Toute la famille de Karine, meute de charognards enragés, à la haine trapue et viscérale, va lui faire vivre l'enfer, à lui et à sa fille, faisant de chaque journée un champ de mines à traverser. Une haine contagieuse, qui envahit le corps de René, petit à petit, en cherchant le sourire de Marylou. Un jeudi, il raconte son histoire à l'atelier d'écriture. Ils l'écoutent. Ils lui disent qu'il n'a pas le choix. Il cogne, ou se fait dévorer. Il va cogner. Humilier la fratrie. Qui voudra se venger, définitivement, de cet affront, de cet orgueil bafoué. Il appelle Max, un ancien détenu. L'insouciance reviendra, sous l'aile protectrice de ce "parrain" sans neveu, du moins apparent. Douze ans de tôle ont sculpté le gaillard, physiquement, moralement. Mais pas tout à fait. Max reviendra sans cesse vers ces ateliers, dans leurs conversations, vers l'écriture, "comme si les millies d'heures qu'il avait passées là-bas, penché sur son cahier dans le silence de sa cellule ou à écouter d'autres détenus lire leurs textes dans notre petite salle du bâtiment D juste au-dessus de l'ancien quartier des condamnés ç mort, comme si ces heures demeuraient dans le secret de sa mémoire les plus précieuses, oserais-je dire les plus lumineuses". René retombera, sans le vouloir, dans un autre engrenage, dans une autre violence. Les histoires d'elfes et de fées chuchotées au creux d'une cabane vont laisser place à la folie d'un petit homme en noir, un petit homme à la tête et aux mains molles, d'un banal affligeant, d'une cruauté insatiable. Un petit homme qui se délecte d'être du bon côté du bureau, qui rêva toute sa vie d'une seconde affaire Dominici, et qui n'eut en face de lui que René Frégni, écrivain, et homme naïf, tout au plus. Un innocent. Ce que lui fera payer le juge Second. Droits de l'homme malmenés, "condamné à mourir de faim avec sa fille, interdit de travailler". Le vendredi, jour du poison, du contrôle judiciaire. Justice à l'odeur de poisson pas très frais. Sa petite sirène n'en peut plus de tous ces requins. Les éléments naturels semblent s'être parés du gris métallique des prisons, des nuits de garde à vue, de garde à vous. Et, comme le soleil parvient à percer les nuages de ma Picardie, la poésie pointe le bout de de sa prosodie, dans l'éclat, l'or, les odeurs, la douceur de la Provence, décor de ce sinistre scénario qui semble si réel, qui semble dépasser la fiction. La liberté de la mer scintille toujours un peu, dans toute cette merde. La beauté éclate, par-ci, par-là, malgré l'horreur, malgré ce juge-tumeur. C'est l'écriture, encore, et toujours, qui permet cela. René répondra à une lettre de Max : "écris comme tu boxes, entre dans ton cahier comme sur le ring, cogne avec chaque mot. Ecris comme le mur qui te fait face". Car ce roman n'est qu'un combat de mots, à pages nues, ce roman n'est qu'une histoire lancée au galop, à la crinière de laquelle on s'accroche, à laquelle on ne peut que s'agripper, sous peine de finir piétiné. Monsieur Frégni, vous m'avez fait grâce d'une soirée sans maux d'estomac, une soirée et une fin de matinée sans penser à lui. Merci. Note : 11/10 (moins eût été indécent)