Il s'agit d'un album très particulier des éditions Dargaud. Au début des années 70, elles ont entrepris de lancer des volumes dans une collection nommée Histoires fantastiques à la suite du récent succès de Druillet et de Lone Sloane. On y trouve un peu tout et n'importe quoi. Des dossiers sur les soucoupes volantes scénarisées par le même Lob, des trucs plus gauchisants et pré-écolos par Bilal et Christin, des nunucheries science-fictionnesques avec jolies filles par Gigi, les aventures dans le temps de Timoléon et Stanislas par Fred et Alexis. Bref, un gigantesque foutoir : une collection qui n'avait aucune ligne éditoriale claire et qui était là pour ramasser les histoires parues en magazine, mais sans que l'on sache si elles allaient donner lieu à des séries au long cours. Le début des années 70 est une sale période pour les éditions Dargaud parce que la bande dessinée traditionnelle prend eau de toute part chez elle : les auteurs classiques ne publient plus dans Pilote ou à peine, le journal est envahi par des actualités et les auteurs vedettes de la nouvelle génération partent à l'aventure ailleurs afin de fonder qui l'Echo des Savanes, qui Métal Hurlant, qui Mormoil, et on en passe.
C'est donc un moment particulier dans le monde de l'édition. Tout le monde se met à douter du récit long qui suppose d'attendre la semaine suivante pour lire la suite de la page ou de la double page, et on demande aux auteurs de faire des histoires complètes qui peuvent se lire dans un seul numéro. C'est la formule adoptée par Pif-gadget en 69 avec des séries qui sont découpées en vingt pages, c'est celle mise en avant par Tintin dès l'époque de la rédaction par Greg avec des découpages de longues séries en épisodes de six ou huit pages afin de réduire le temps d'attente du lecteur. Les Mange-Bitume s'inscrivent dans ce contexte : c'est au départ une suite d'histoires complètes.
Mais il y a un autre aspect : Pilote était alors envahi par des actualités. Des pages pas forcément drôles qui tentaient de parler de ce qui faisait le sujet du jour. Et il n'y avait plus de place pour les héros classiques. Or Lob qui est d'abord un feuilletonniste tenait à raoonter une histoire. Il l'a fait en partant de ce qui pouvait faire l'actualité : la volonté de Pompidou de consacrer tout à la sacro-sainte bagnole et de raser le paysage autour de Notre-Dame de Paris afin de créer une grande autoroute urbaine ! On l'aperçoit, mégot au coin du bec et sourcils bien hérissés, dans les premières cases de l'album. Le projet délirant dudit bougnat est mis en oeuvre de manière exemplaire et tout le monde commence à vivre dans sa caisse tout en regardant seulement la télévision pour vivre et en se contentant déjà (!) de téléréalité comme seule forme d'existence. C'est une critique radicale de ce qui avait pu être le Pilote précédent au service du régime gaullo-pompidolien où l'on voyait aussi un Pompidou parfaitement reconnaissable prendre les plus fermes mesures (toujours clope au bec et sourcils très bien pointés) pour la survie de la Nation face à des vampires qui attaquaient la France éternelle. C'est donc raccroché à l'actualité immédiate, puis on s'en éloigne.
Qu'apprend-on encore au sujet de cette histoire ? Eh bien, en fait ce devait être un roman et il existe une suite. C'est le Transperceneige après la fin de la civilisation urbaine, mais il y a un hiatus entre les deux récits tout comme il y en a un dans ces histoires décousues. Cette histoire a été interrompue par le décès de Dominique Alexis au bout de vingt pages, puis elle a été reprise par Jean-Claude Rochette au dessin pour être publiée dans (A suivre) en 1983. Il y a donc eu trois dessinateurs pour une histoire unique et elle a été découpée en morceaux d'épisodes brefs quand on estimait qu'il ne fallait pas faire attendre le lecteur, puis on l'a donnée en version longue et en comptant en pavés d'au moins cent pages. L'économie de l'édition est juste devenue différente à partir du moment où Casterman a décidé d'inventer le roman graphique de longue durée et cela en reprenant les séries qui étaient découpées en épisodes séparés et uniques comme Corto Maltese. (Le plus comique, c'est que les responsables de Casterman à cette époque venaient de Pif et que l'invention du récit complet en un numéro était leur fait... Les communistes sont pervers parfois, ils peuvent agir à l'inverse de ce qu'ils ont psnsé.)
Que peut-on encore signaler ? La présence omniprésente de la couleur jaune comme signe d'interdiction ? On la voit partout dans la couverture.