Il montre « une Afrique sortant des entrailles de la terre, quittant l’obscurantisme pour aller vers la lumière », selon le président sénégalais Abdoulaye Wade. Le monument de la Renaissance africaine a été inauguré en grande pompe, à Dakar, le 3 avril.
Une statue pour unir l’Afrique ?
L’idée du monument de la Renaissance africaine s’inscrit dans une politique monumentale qu’affectionne le président Wade, après la « porte du troisième millénaire » inaugurée en 2001. Dès 2003, Wade annonçait ainsi la construction d’un vaste projet culturel comprenant un musée des civilisations noires, un grand théâtre de 1 800 places, une école d’architecture. Et donc le monument de la renaissance, situé sur une des deux Mamelles, les deux collines surplombant Dakar, sur la presqu’île du Cap-Vert, l’extrémité occidentale du continent africain. Autour de la statue, des loisirs, des restaurants, et un centre d’affaires sont également en voie d’achèvement.Après près de deux ans de travaux, le monument a donc été inauguré le 3 avril, date choisie pour sa haute valeur symbolique afin de coïncider avec les célébrations du cinquantenaire de l'indépendance du Sénégal. Abdoulaye Wade voulait en faire une grande fête pour le continent et un événement mondial, mais seuls dix-neuf chefs d’État africains ont répondu à l’invitation (sur cinquante-trois), et les invités étrangers étaient plutôt rares. Le président français s’est ainsi fait excuser. Quant à la cérémonie elle-même, elle était calibrée pour servir l’image du président sénégalais : des bus de supporters composaient le public, auquel on avait distribué des tenues aux couleurs du parti présidentiel. Dans son discours, Wade s’est plu à célébrer un monument conçu « pour durer mille deux cents ans », et à appeler à la création des « États-Unis d’Afrique ». Les festivités se sont achevées par un feu d’artifice et par l’Hymne à la Renaissance africaine, au sujet duquel on a fait savoir qu’il était la composition d’Abdoulaye Wade, décidément très créatif, puisque le monument serait également de sa conception.
Officiellement, les réactions sont naturellement dithyrambiques. Pour le porte-parole du président Wade, Bemba Ndiaye, « L'Afrique émerge de l'obscurité et regarde audacieusement vers l'Occident pour initier un nouveau dialogue, après des siècles d'esclavage et de colonisation ». Et parmi ses soutiens, Wade peut se targuer de compter Jesse Jackson, l’un des orateurs de la cérémonie d’inauguration. Le monument, a-t-il déclaré, est « une idée puissante, le symbole d’une nouvelles destinée, le symbole des valeurs de dignité et de liberté ». Pourtant les opposants au pouvoir manifeste son mécontentement et la population est tout sauf convaincue.
Culture nègre et panafricanisme
Une allégorie en bronze plus haute que la statue de la liberté devrait pourtant affirmer l’importance du concept de « Renaissance africaine », véritable cheval de bataille d’Abdoulaye Wade. On peut rappeler que l’idée n’est pas neuve et comme toute « renaissance », elle est, du moins à l’origine, un concept avant tout culturel. La Renaissance africaine plonge ses racines dans le mouvement de la négritude de Césaire et Senghor, et d’Alioune Diop, fondateur de la revue Présence africaine en 1947. On peut d’ailleurs rappeler que ceux-ci ont pour l’essentiel repris la démarche initiée aux États-Unis de la Renaissance de Harlem, visant dans l’Amérique de l’entre-deux-guerre à l’affirmation culturelle, sociale et politique de la minorité noire. Outre des intellectuels comme W. E. B. Du Bois (The Souls of Black Folk), Langston Hughes (Not Without Laughter) ou le poète James Weldon Johnson, la Renaissance de Harlem fut aussi l’époque du Cotton Club, de l’Apollo Theatre et d’autres music-halls dédiés aux artistes noirs, où défilèrent les plus grands noms du jazz : Duke Ellington, Count Basie, Ella Fitzgerald, Louis Armstrong, Dizzy Gillespie, Billie Holiday, ou encore Joséphine Baker, avant son départ pour Paris.
C’est à la même époque que Marcus Garvey initia le mouvement « Back to Africa », invitant tous les noirs, descendants lointains d’Africains, à retourner sur le continent de leurs ancêtres. Mais Marcus Garvey, précurseur du panafricanisme, et considéré comme prophète par le mouvement Rastafari, défendit aussi une vision ouvertement raciste du monde, et sympathisa avec le Ku Klux Klan1. Pourtant, son influence est forte, en Afrique et ailleurs, les partisans du panafricanisme font leur le drapeau rouge-noir-vert conçu par Garvey, et reprennent ses idées les plus marquantes, comme celle des États-Unis d’Afrique qu’il imagina dans un poème de 1924. On devine qu'Abdoulaye Wade ne récuserait sans doute pas cette filiation intellectuelle, lui qui proposa opportunément le « retour » des Haïtiens en Afrique quelques jours seulement après le séïsme de janvier 2010.
Quant à la « Renaissance africaine », c’est dans les écrits du Sénégalais Cheikh Anta Diop qu’on le trouve pour la première fois, précisément à partir d’un article de 19482. Plutôt qu’un concept, en vérité, un appel, puisqu’il s’agit alors pour l’auteur de Nations nègres et culture (1954) d’appeler à la prise de conscience culturelle de l’Afrique noire, alors que s’achève l’ère coloniale. Pourtant deux hommes font de cette formule imprécise un véritable principe d’action : le Sud-Africain Thabo Mbeki, qui accède à la présidence en 1999, et, donc, le Sénégalais Abdoulaye Wade élu l’année suivante. Dès 1997, Mbeki, encore vice-président, tente de donner un contenu à la Renaissance africaine. Il appelle ainsi à la libération de l'Afrique par la démocratie, par le respect des droits de l’homme, et par des décisions prises par les Africains eux-mêmes, dans le cadre de structures intégrées au niveau régional, coordonnant les efforts économiques du continent et apaisant les tensions, avec pour objectifs l’éradication de la pauvreté et la mise en place d’une économie de marché efficace3. Il n'en fallait pas plus pour que Wade lui emboîte le pas et s'approprie l'idée. Pas évident pourtant que la Renaissance africaine soit autre chose qu’un simple titre pour un programme de réformes en faveur du développement et de la « bonne gouvernance », traduit en actes par par le Nouveau partenariat pour le développement africain (NEPAD) lancé en 2001 et fusionnant des initiatives de Mbeki (plan MAP) et Wade (plan Oméga).Polémiques autour du monument
Le problème du monument de la Renaissance africaine, c’est d’abord qu’il est une représentation discutable de ce concept lui-même fumeux. D’une part parce que son apparence rappelle directement la statuaire soviétique, notamment le célèbre groupe de L’ouvrier et la kolkhozienne, conçu par Vera Moukhina pour l’exposition universelle de Paris en 1937. Différence notable toutefois : là où les statues soviétiques mettaient en général en scène l’égalité, y compris celle des sexes, la Renaissance africaine met en son centre le torse musculeux de l’homme entraînant d’un bras une jeune femme passive, et soulevant de l’autre un nourrisson très éveillé qui montre du doigt la direction à suivre : le nord-ouest, le large. À se demander si la famille statufiée ne cherche pas à fuir parmi les milliers de clandestins qui tentent chaque année de rejoindre les Canaries en pirogue depuis les côtes sénégalaises.
Les imams de Dakar, eux, ont à de multiples reprises manifesté leur désapprobation quant à un monument païen et indécent, mais n’ont eu d’autre impact que de rallonger un peu le pagne de la femme. Enfin, d’autres critiques moins esthétiques ont agité la construction. D’abord parce qu’en faite d’africaine, la statue a été construite par la Corée du nord, dont le numéro deux était présent à l’inauguration. Un partenariat qui obéit notamment aux incitations chinoises, la Chine construisant d’ailleurs dans le même temps le Grand théâtre dans le centre de la ville. Le coût du monument, lui, s’élevant à 14 milliards de francs CFA (23 millions d’euros) ne pouvait être assumé par l’État : celui-ci a donc « échangé » des terrains constructibles, tour de passe-passe comptable sur lequel il est bien difficile de trouver des informations précises.
Enfin, bien que l’architecte Pierre Goudiaby Atepa soit le véritable concepteur de la statue, le président Wade est le détenteur de la propriété intellectuelle du monument. À ce titre, 35 % des recettes d’exploitation du site (y compris les activités commerciales attenantes) lui reviendront. C’est la fondation Wade, gérée par le fils du président, Karim Wade, qui recevra les fonds et les consacrera, selon les déclarations, au projet des « cases des tout-petits »4. Mais là encore, aucun mécanisme d’engagement et de contrôle n’est prévu, et les « milliards de dollars » que devrait générer le monument, dixit Abdoulaye Wade, pourraient bien financer, entre autres projets privés, les campagnes électorales à venir, y compris celles de son successeur quasi-désigné, Karim Wade.
Difficile réalité
Mais les électeurs sénégalais ne l’entendront peut-être pas de cette oreille, Karim Wade ayant déjà perdu en mars 2009 les élections municipales de Dakar. Un résultat qui témoigne de la remarquable vitalité démocratique du pays, dont la situation n’a cessé d’empirer sous Wade : difficile de parler de « renaissance » pour un pays classé 166e sur 182 au classement de l’IDH, où le taux d’alphabétisation ne s’élève qu’à 42 %5, où le taux de chômage serait de 48 % selon les évaluations disponibles6, et où la première ressource commerciale demeure la pêche, dont les stocks surexploités donnent des signes d’épuisement inquiétants. Après les émeutes de la faim en 2008, la tension sociale est toujours perceptible.Difficile dès lors pour le Sénégal de se poser en modèle pour le reste de l’Afrique, que ce soit en termes de développement ou de démocratie. Difficile aussi pour Abdoulaye Wade d’être pris au sérieux lorsqu’il se fait le chantre de la Renaissance africaine. Voilà peut-être une explication de l’échec que constitue l’inauguration. L’autre inspirateur de la Renaissance africaine, Thabo Mbeki, a depuis sa démission de la présidence sud-africaine en 2008 cédé la place à Jacob Zuma, dont les casseroles judiciaires (procès pour corruption, pour viol) et la polygamie ostentatoire n’inspirent guère l’image d’un quelconque renouveau pour le continent. Après dix ans de discours recyclant les vieux thèmes panafricanistes, facilité ne révélant finalement que l’absence d’un projet politique sérieux, à 80 ans, Abdoulaye Wade, avec son bilan médiocre et sa politique de grandeur incongrue, fait moins penser désormais à Sékou Touré, à Kwame Nkrumah ou à Patrice Lumumba qu’aux autocrates vieillissants que sont Mouammar Kadhafi ou Robert Mugabe. Le Sénégal, lui, attend les élections présidentielles de 2012 pour, peut-être, passer de la renaissance virtuelle au changement véritable.
Notes :
(1) Sur ces relations complexes et controversées, voir Judith Stein, The World of Marcus Garvey. Race and Class in Modern Society, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1986, chap. 8 : « The UNIA Goes South: Garvey and the Ku Klux Klan », p. 163-170.
(2) Cheikh Anta Diop, « Quand pourra-t-on parler d’une renaissance africaine ? », Le Musée vivant, n° spécial 36-37, novembre 1948.
(3) Voir par exemple le discours du 9 avril 1998 à l'Université des Nations Unies (Tokyo) : « The African Renaissance, South Africa and the World ».
(4) Plus d'information sur le projet « Cases des tout-petits » sur le site officiel.
(5) Rapport sur le développement humain 2009 (chiffres 2007), PNUD.
(6) CIA World Factbook, estimation 2007.
(7) Madieng Seck, « Pêche au Sénégal : de moins en moins de poissons », Walf Fadjiri, avril 2010.
Crédits iconographiques : (1) © AFP 2010 - (2) Abdoulaye Wade le 2 février 2010 © AFP 2010 - (3) © SIPA 2009.