Quoi de plus unanimement condamné que la corruption ? De toute part, on tire à boulets rouges dessus, n'hésitant pas à en faire une nouveauté de notre temps, attisée par le capitalisme, la soif du profit ou Dieu sait quoi. Pourtant, comme le souligne avec brio Gaspard Kœnig, la corruption n'est ni nouvelle ni, surtout, un phénomène complètement noir.
L'auteur nous entraine sur un parcours qui suit les pas de Bernard Mandeville, ce philosophe hollandais aux idées iconoclastes, défenseur de la pornographie et du droit des femmes, grand buveur et débauché, mais surtout auteur de génie de La Fable des abeilles, qui souligna que les vices privés faisaient la prospérité de la société. Corrompu et défenseur de l'utilité de la corruption. On comprend que la bienpensance de notre société l'ait mis de côté ! Et c'est sur cette voie, séduisante et dangereuse, que Gaspard Koenig nous emmène à travers les 250 pages de l'ouvrage.
La corruption, toujours et partout dans la société
Koenig commence par présenter l'irrémédiabilité de la corruption et ses avantages, nombreux. Un phénomène auquel on ne peut pas échapper, encore plus dans les communautés sans monnaie ou dans les états socialistes, qui entendaient s'émanciper des basses notions bourgeoises de monnaie ou de capital. Koenig d'écrire ainsi : « dans une économie où les biens ne s'échangent pas librement, [..] la seule forme de compétition possible consiste à soudoyer les fonctionnaires ». Dans cette bureaucratie étouffante, la corruption est la seule chose qui fasse bouger une situation figée. Loin d'en être exempte, le système bureaucratique français pousse à un stade plus sophistiqué cette corruption, qui passe par l'échange de bons procédés, une place dans un bon lycée pour le petit dernier contre un permis de construire, etc. « Les privilèges d'état représentent l'unité d'échange d'une corruption civilisée » dans le "modèle français". Georges Frêche ne se félicitait-il pas récemment de se faire élire en achetant les voix des petits vieux par des ballotins de chocolat ? Plus encore dans les sociétés de potlach étudiées par Mauss, c'est « la corruption qui devient la norme et le respect rigide de la règle de droit une perversion » [1]. La corruption n'est que don et contre-don. Dans tous ces cas, c'est la société dans son ensemble qui y gagne. A l'inverse, « la vertu est plutôt un facteur de décroissance » [2]. La transparence imposée aussi soutient l'auteur, qui retrouve des idées proches de celle développées par Mathieu Laine et Pascal Salin, en s'appuyant sur la Fable des abeilles. Comme le rappelle avec justesse Koenig, c'est Hayek qui souligna l'importance des idées de Mandeville et leur lien étroit avec le libéralisme. La tolérance trouvant une justification utilitariste. Enfin rappelle Gaspard Koenig, d'autres auteurs comme Huntington insistent sur l'utilité de la corruption, pour permettre aux talents de se faire une place dans la société et aux meilleurs initiatives d'émerger. Somme d'arguments d'auteurs divers résumés en :« il faut des libres penseurs, des libres coucheurs, des libres propos pour qu'un pays s'épanouisse et se régénère. Au contraire, plus est lourd le poids de la religion, de la morale ou du politiquement correct, plus l'individu est surveillé, protégé, dorloté, plus la barbarie menace » [3]. Pour conclure cette partie sur un exemple provocateur, l'auteur illustre ses idées avec les cas d'Adolf Eichmann et de Kurt Becher, deux hauts responsables nazis, figure pour le premier de l'incorruptible à la Robespierre, du corrompu pour le second. Entre Eichmann, qui appliqua aveuglément ses convictions nazis et fit déporter en quelques mois 400 000 juifs hongrois, et Becher, qui accepta de laisser partir des juifs contre de l'argent, la comparaison, si odieuse soit-elle, est au bénéfice du second. « En inclinant à choisir le compromis contre le fanatisme moral, [la corruption] est par nature du côté du moindre mal. A la banalité du mal, qui écarte toute tentation, répondons par la mesquinerie du bien, qui consiste souvent, loin de tout héroïsme, à écouter ses propres intérêts » [4].
Le corrompu
L'auteur enchaine sur une seconde partie, dédiée à l'analyse de la figure du corrompu. Il nous fait rencontrer Lucien de Rubempré, héros balzacien d'Illusions perdues et Splendeurs et misères des courtisanes qui, avec pour figure tutélaire Vautrin, passe de la niaiserie à la vraie vie sur un parcours de la corruption. Corruption du talent quand le poète se résout à se faire journaliste, corruption de l'amour avec les actrices parisiennes, corruption du sexe ou encore, évidemment, de l'argent. S'il échoue au final, c'est à cause des restes d'innocence et d'honnêteté qui subsistent en lui ! Si Proust est devenu un grand écrivain développe Koenig, lui-même spécialiste de Proust, c'est parce qu'il a mené une vie de débauche et a pu connaître toutes les corruptions du monde qu'il a ensuite dépeintes. Continuant son parcours à travers littérature et cinéma, le lecteur rencontre Truman Capote ou Adrian Lyne, réalisateur d'Indecent Proposal. Robert Redford y incarne John Gage, le corrompu tentateur, qui veut montrer que tout homme peut être acheté et qu'il suffit d'y mettre le prix. Pari qu'il réussit puisqu'il fait céder David et Diana, expliquant à celle-ci : "I bought you because you said you couldn't be bought". Pourtant, la morale réserve toujours un mauvais sort à la corruption, que cette morale soit chrétienne ou kantienne. Sauf l'hindouisme qui, selon l'auteur, encourage la corruption ; « si l'hindouisme encourage la corruption, c'est qu'il repose sur deux principes : efficacité et individualisme » [5]. Seuls comptent le résultat et l'intérêt individuel. Les autres morales présentent le mythe du pacte avec le diable du corrompu, chez Faust en particulier. Pourtant, cette dualité tranchée n'existe chez personne. Toute action est ambigüe et mélange des motivations avouables et non avouables. « Le Pacte a été inventé par ceux qui se croient purs, pour continuer à vivre dans cette merveilleuse et lâche illusion. [..]Il suffit de gratter sous la fine couche des actes volontaires et des pensées avouées pour voir surgir non pas un Pacte, mais une multitude de petits arrangements sans gloire, de petits marchandages, de petites trahisons » [6]. Mais, si tout le monde est un peu corrompu, certains le sont plus que d'autres et Koenig nous présente les figures de Macclesfield, Talleyrand ou Mitterrand, brillants et énigmatiques. A l'inverse, "forcenés de la lutte anticorruption, croisés de la transparence, ou hystériques de l'argent sale" luttent à mort contre le corrompu, avec l'envie comme principal moteur selon Gaspard Koenig, qui s'en prend avec force et non sans talent à Eva Joly ou Noam Chosmky, parangons de vertu qui refusent la vraie vie. "Le philosophe se croit vertueux car ses passions sont endormies" écrit Mandeville. Koenig surenchérit, en rappelant que, en ne faisant rien, l'intellectuel à la Chosmky ne risque pas de fauter : « Chosmky ne risque pas d'avoir les mains sales, puisqu'il ne les a jamais décollées du clavier de son ordinateur ». Chomsky, qui se trompe fondamentalement en imaginant que c'est le capitalisme qui pervertit la nature humaine et corrompt l'homme véritable. « Vieille ruse post-communiste : l'homme est corrompu ; émancipons-le de ses illusions pour qu'il redevienne le bon camarade que la nature a créé » [7]. Denis Robert ou Eva Joly complètent ce panorama des ennemis du corrompu, présentés pour une fois sous un éclairage critique, tandis que Fouquet ou Laurent Dumas les surplombent de leur stature majestueuse. Koenig conclut cette partie avec un rappel, fortement inspiré de Lord Acton, que le pouvoir corrompt, et que le pouvoir absolu corrompt absolument. Citation illustrée à merveille par les œuvres de Coppola, dont en particulier Le Parrain. « Le pouvoir mafieux n'est pas corrompu parce qu'il est mafieux, mais parce qu'il est un pouvoir - au même titre que les autres » [8]. En creux, on peut lire l'essence du message libéral : il faut prendre l'homme tel qu'il est, connaître ses limites et en tirer les conclusions : le monopole du pouvoir est toujours mauvais, c'est la séparation des pouvoirs qu'il faut rechercher, tant dans le domaine politique qu'économique (lutte contre les monopoles).
La corruption des corps
Koenig conclut son livre par une troisième partie, plus courte mais non dénuée d'intérêt, sur la corruption des corps. « Corps qui puent, corps qui jouissent : corps corrompus. [..] Le sexe et la mort constituent les deux formes primordiales de la corruption » [9]. Mandeville n'est pas en reste sur ce sujet, lui l'auteur d'écrits défendant l'existence des bordels. Les passions, en premier lieu la luxure, sont irréductibles à l'homme et il faut chercher à les encadrer plutôt qu'à les faire disparaître en apparence. S'inscrivant en faux contre le message chrétien, Koenig, rejoignant Mandeville, écrit : « il est plus courageux d'aller jusqu'au bout de ses curiosités érotiques que de maquiller sa frustration en vertu ». Au final, « la corruption sexuelle, mère de toutes les autres, est tout simplement signe de vie » [10]. Signe de vie, comme les œuvres éphémères de Michel Blazy, qui présentent des matériaux vivants en décomposition, retrouvant l'un des sens de corruption comme altération de la substance par décomposition.
Concluant sur ces trois étapes de l'analyse de la corruption, l'auteur nous rappelle le message essentiel du livre : il serait illusoire de chercher à faire un monde parfait, sans corruption, car l'homme est imparfait. Vivre dans l'utopie est un danger et les dérives systématiques des régimes idéalistes ne sont pas des accidents mais des phénomènes inévitables. Au lieu de planifier une société parfaite autour d'un homme nouveau, qu'il soit socialiste, écologiste ou que sais-je encore, il faut accepter les limites de la nature humaine. Comme l'écrit l'auteur en conclusion : « Tout vaut mieux que vos utopies » [11]. Pensons plutôt à choisir correctement les incitations qu'offrent les politiques publiques plutôt qu'à vouloir changer l'homme et ses tendances.
Analyse critique
On a souligné à de nombreux points le bien fondé des thèses de l'auteur. Cependant, je ne suivrai pas l'auteur dans sa lecture quasi keynésienne de la Fable, lecture suggérée à de nombreux endroits sans que Keynes, pourtant commentateur de Mandeville, ne soit cité. Il est frappant en effet que Mandeville soit revendiqué par ces deux frères ennemis que sont Hayek et Keynes, au profit d'une vision quasi-opposée ! Ce n'est nullement un hasard si Hayek, probablement le plus grand théoricien de l'ordre spontané, se réfère dix fois à Mandeville dans Droit, Législation et Liberté. Le philosophe hollandais ne se fait-il pas aussi l'apologue de la prospérité que permet une société libre, dans laquelle la recherche de son intérêt par chacun permet de construire une société harmonieuse ? Mais ce n'est aussi nullement un hasard si Keynes, le tenant de la l'explication du cycle économique par la demande, présente favorablement le personnage du corrompu, qui, en jetant l'argent par les fenêtres, fait vivre une myriade de personnes et contribue à leur prospérité. Keynes est à vrai dire l'image même du corrompu, grand dépensier, homosexuel notoire et débauché, etc. Mais son analyse est bien pauvre et fausse : comme le soulignait pourtant Bastiat depuis longtemps, l'argent dépensé que l'on voit, il ne sert pas à plein d'autres usages que l'on ne verra finalement pas. Il n'y a aucune création de richesse, juste un usage différent. Face à cet éloge du corrompu, on devrait plutôt mettre en valeur la figure souvent injustement critiquée du bourgeois, qui épargne et dont le capital est le véritable moteur du capitalisme libéral.
On aurait aussi pu compléter l'éclairage économique, en rappelant à quel point la corruption est renforcée par l'ultra-réglementation étatique et la complexité des démarches officielles à remplir pour chaque acte de la vie. « Le poids fiscal de l'État est devenu tellement énorme, ses lois et règlements ont atteint une telle complexité, qu'il faudrait que le pays soit peuplé d'anges ou de saints pour échapper à une corruption généralisée » écrit justement Philippe Simonnot dans ses 39 leçons d'économie contemporaine [12], 39 leçons d'économie contemporaine, Folio, 1998]]. Et Pascal Salin d'ajouter : « La corruption est fille de la règlementation. » On pourrait aussi mentionner que la corruption publique est bien plus répandue, car il est beaucoup plus facile d'accorder des privilèges avec l'argent du contribuable qu'avec son propre argent. Ainsi l'étatisme multiplie de façon considérable le pouvoir des riches et renforce la corruption. Toute l'école du Public Choice aurait permis d'éclairer d'un œil passionnant ce phénomène, que l'auteur occulte malheureusement.
Il serait faux de croire pour autant que la corruption disparaitrait en l'absence d'un État, chimère qui plairait surement à certains libertariens mais que l'auteur écarte justement dans son livre. Cependant, dans le cas de la corruption des entreprises, la problématique des coûts d'agence est connu et des mesures sont mises en place pour y apporter des solutions, en alignant l'intérêt de l'entreprise et celui de ses salariés. Ainsi, on lutte contre les risques de corruption active ou passive de ces salariés. Par exemple, les stock-options ou les bonus à la performance, si décriés aujourd'hui, souvent par ignorance, existent à cette fin. Confronté entre d'un côté une décision bonne pour eux et d'un autre une décision bonne pour l'entreprise, les dirigeants seront plus enclins à prendre la décision la meilleure pour l'entreprise. A l'inverse, on se demande bien où est le Sarbanes Oxley Act [13] des administrations publiques ! De même, la vigilance des actionnaires, en particulier des activist shareholders, a fait drastiquement reculer l'utilisation de la société à des fins personnelles.
Surtout enfin, reste dans ce livre à développer la plus grave de toutes les corruptions, dénoncée par Montesquieu dans De l'Esprit des Lois : « il y a deux genres de corruption : l'un, lorsque le peuple n'observe point les lois ; l'autre, lorsqu'il est corrompu par les lois ; mal incurable, parce qu'il est dans le remède même » [14]. Par exemple, quoi de plus corrompu aujourd'hui que le monde des grands banquiers selon le citoyen lambda ? Mais que peut-on attendre d'autre quand la monnaie est corrompue par des banques centrales qui arrosent de liquidités tous les acteurs de la finance ? La vraie corruption, elle se trouve à l'origine et non dans les comportements des acteurs qui ne font que saisir, de façon rationnelle, une opportunité que l'état leur offre... Sont ils plus condamnables ces entrepreneurs de l'éolienne qui font leur beurre à partir du déluge de subventions déversé par des États aveuglés par la bulle idéologique écolo ? Dans une veine proche de celle de Montesquieu, Corruptisima republica, Plurima leges aurait aussi dit Cicéron...
Conclusion
Ces points sont importants, mais on appréciera quand même la lecture de ce livre stimulant qui n'est, rappelons le, pas une défense inconditionnelle de la corruption. Comme l'écrit Gaspard Koenig : "ce livre n'est pas un appel à la corruption, mais la défense d'un phénomène injustement décrié à qui nous devons peut-être ce que nous avons de meilleur". Plus largement, il nous fait renouer avec cette grande tradition des penseurs de l'ordre spontané, qui soulignent combien la société dans laquelle nous vivons est un phénomène construit par l'homme, sans être jamais le fruit d'une volonté. Société imparfaite donc, avec ses imperfections et ses corruptions, nombreuses. Mais croire qu'on pourrait la bouleverser totalement, faire une tabula rasa pour plaquer le schéma d'un homme nouveau, voilà qui serait largement pire. Polémique et bien écrit, Les Discrètes vertus de la corruption a au moins un grand avantage : proposer de nouvelles façons de voir les choses et de rompre avec le politiquement correct.
[1] Koenig, ibid, p.73
[2] Koenig, ibid, p.87
[3] Koenig, ibid, p.106
[4] Koenig, ibid, p.116
[5] Kœnig, ibid, p.153
[6] Kœnig, ibid, p.165
[7] Koenig, ibid, p.89
[8] Kœnig, ibid, p.217
[9] Koenig, ibid, p.228-229
[10] Koenig, ibid, p.234
[11] Koenig, ibid, p.272
[12] Philippe Simonnot
[13] Cette loi, votée par le Sénat et la chambre des représentants aux Etats-Unis à la suite des affaires Enron ou Tyco impose des règles d'audit très strictes sur les entreprises
[14] Montesquieu, De l'Esprit des Lois, VI, 12
Image : couverture des discrètes vertus de la corruption de Gaspard Koenig, paru chez Grasset en 2009. Livre reçu en service de presse.