Le jeu de la mort : un documentaire au service d'une thèse

Publié le 05 avril 2010 par Coline
(avec un peu de retard...)
Il y a quelques semaines, France 2 diffusait le documentaire de Christophe Nick "Le jeu de la mort", annoncé à grand renfort de buzz et d'images choc et énigmatiques (c'est bien là le principe du buzz) comme l'évident électrochoc qui allait mettre le Français face à sa perception de la télévision, que l'on imagine écartelé entre une passivité face à l'écran, décriée il y a 10 ans (avant l'arrivée de la télé-réalité), et la stimulation du sadisme et de l'assouvissement des pulsions que l'on met en cause aujourd'hui.

Merci Milgram

Le principe du documentaire : un vrai-faux pilote de jeu télévisé où les candidats, recrutés par une agence marketing, sont chargés de poser des questions à un autre candidat et de lui infliger des décharges électriques de plus en plus fortes (en réalité fictives) en cas de mauvaise réponse. Plus exactement, Christophe Nick a voulu transposer l'expérience de Milgram sur un plateau de jeu télévisé. Cette expérience, réalisée dans les années 60 par le psychologue américain Stanley Milgram, avait pour but de mettre en évidence l'obéissance d'un individu à une autorité légitime : la science, et tenter de comprendre, par là même, la soumission d'un peuple à une dictature telle que le nazisme. Le mécanisme en était semblable : un individu A (cobaye) était chargé de poser des questions à un individu B (en théorie sujet d'une expérience sur la mémoire, en réalité, une acteur) et de lui envoyer des décharges électriques de plus en plus fortes en cas de mauvaise réponse. Le "cobaye" était soumis aux ordres d'un scientifique au dialogue limité à quelques injonctions (représentant l'autorité, la science) et n'avait aucun contact physique ou visuel avec l'acteur.
Christophe Nick a donc repris ce processus en l'adaptant à un contexte télévisuel, (le lieu de l'expérience devient un plateau de jeu, le scientifique, une animatrice, et un public est ajouté), afin de "mesurer le pouvoir de la télévision" et de "tenter de montrer comment l'emprise que possèdent aujourd'hui les chaînes de télévision leur permet de faire regarder à des millions de téléspectateurs des choses insupportables". (C.Nick)

Une démarche démonstrative

Mais tout le problème de ce documentaire se trouve là, dans cette phrase du réalisateur. L'émission a été conçue, menée et analysée afin de servir un thèse : non pas questionner, mais montrer l'influence (supposée) de la télévision (sur son public, sur ses acteurs, ses pions ?).
La démarche, bien que légitimée par la caution scientifique du professeur en psychologie sociale Jean-Léon Beauvois et de nombreux chercheurs est avant tout démonstrative. Si Christophe Nick affirme qu'il "ne s'attendait pas à de tels résultats" (61 % d'obéissance dans l'expérience de Milgram contre 81 % des participants qui vont jusqu'au bout, jusqu'à envoyer une décharge de 480 Volts parce que "la logique du jeu veut que vous continuiez", dans l'expérience du jeu de la mort), son documentaire aurait eu beaucoup moins d'impact et d'intérêt médiatique si ses résultats avaient été plus timorés et moins radicaux. De ce constat découlent plusieurs défauts que l'on peut imputer au documentaire :
- Tout d'abord, un traitement visuel, sonore et narratif qui prend la forme de ce qu'il dénonce : choquant, nerveux, hyper coupé, monté et musicalement habillé (rien à voir, mais on peut noter un plutôt bon choix de BO par ailleurs)... Bref, tout une construction empruntée à la télé-réalité et à une culture télévisuelle du scandale, a priori tout à fait antithétique de la démarche de documentaire, en plus d'être dénuée de sens d'un point de vue scientifique puisqu'elle n'était pas présente au moment de l'enregistrement du jeu.
- Une conclusion particulièrement hâtive et réductrice : "Ainsi, la télévision peut, sans contestation possible, organiser demain la mise à mort d’un individu en guise de divertissement : huit personnes sur dix s’y soumettront" qui, d'une simple (et unique) expérience, confère un véritable pouvoir de vie ou de mort à un dispositif, sans demi-mesure et sans précautions, de langage, considérant la télévision comme un tout démoniaque, manipulateur et semble-t-il, meurtrier.

- Mais surtout, une analyse qui néglige de nombreux aspects de l'expérience (absents chez Milgram mais impossibles à ignorer ici) afin de se contenter de répondre à sa question initiale, sans se soucier de la multiplicité et de la complexité des éléments influenceurs, parmi lesquels :
  • La présence d'un public qui pousse le candidat à poursuivre l'expérience (sadisme ? conformité ?) et, qui plus est, assiste à l'enregistrement de 4 candidats différents, et joue donc un jeu trois fois sur quatre. Dans le documentaire, si cela est bien mentionné, aucune distinction n'est faite entre les images du public qui sait et fait semblant, et de celui qui est ignorant avec le candidat, et à aucun moment n'est questionnée l'influence peut-être différente de ces deux cas de figure sur le candidat.
  • Le rôle précis et l'importance prépondérante de l'animatrice (Tania Young) dans le dispositif télévisuel et la responsabilité de l'autorité sur le candidat. La télé étant ici considérée comme un "tout", l'animatrice devient dans ce cadre son représentant. Les cinq injonctions dont elle dispose en témoignent, puisqu'elles font appel à la fois au poids de la "logique du jeu" et du regard du public, agglomérant en la personne de l'animatrice, les différents facteurs d'influence qui composent la télévision. Et c'est précisément ce qui rend l'analyse superficielle et imprécise : d'un part, on néglige l'animatrice en elle-même, sa personnalité, son image médiatique ainsi que sa rupture avec le rôle habituel d'un animateur (rassurant, de conseil, de soutien) pour en faire une simple médiatrice, à la fois émissaire véhiculant un message et ambassadeur représentant un dispositif : d'autre part, on minimise l'aspect de chacun des éléments (public qui sait/qui ne sait pas, dispositif télévisuel, absence de diffusion TV, absence de gain d'argent, comportement de l'animatrice en rupture avec les habitudes télévisuelles de l'époque...) au nom d'un tout télévisuel. Il serait d'autant plus intéressant de se pencher plus précisément sur cette analyse, que dans une variante de l'expérience où, à 80 Volts, l'animatrice quitte le plateau et laisse les questionneurs seuls face à la console, les proportions se renversent, atteignant 72 % de désobéissance.

Questionner le questionnement ?

Des tas de questions et de remarques restent en suspens et mériteraient que l'on s'y plonge : le suivi psychologique des participants que leur famille et quelques millions de téléspectateurs (malheureusement pas tous doté d'une grand capacité de recul et d'analyse) ont vu envoyer des décharges électriques à une autre personne, la diffusion par France 2 de ce documentaire fustigeant des programmes de la télévision privée (et sans parler de la seconde partie du documentaire : Le temps de cerveau disponible, intéressant principalement pour son explication économique de l'arrivée de la télé-réalité en France, mais avant tout véritable réquisitoire contre la TV privée), les résultats induits par les différentes variantes du jeu, les tentatives de triche de la plupart des candidats, le rire puis l'ignorance des cris qui ont servi aux participants à évacuer le stress, l'audience moyenne (13.7 %, soit la troisième place) du documentaire lors de sa diffusion télévisuelle commentée ici par François Jost ...
Si ce documentaire reste malgré tout intéressant, ce n'est finalement pas tant par son propos et ses conclusions qui s'adressent avant tout à des téléphobes convaincus, que par ce qu'il nous dit du regard qu'appose la critique sur cette forme de télévision (en vérité plus proche d'un Maillon Faible poussé à l'extrême que de la télé-réalité sensée être ici décriée). Et au fond, seules deux notions véritablement passionnantes sont interrogées en filigrane par ce documentaire :
> L'autorité et l'origine et les mécanismes de notre soumission à celle-ci. Comment le dispositif artificiel, jeune et construit de toutes parts qu'est "la télévision" (avec toutes les réserves évoquées plus haut sur ce concept global) a pu égaler la famille, le père, la religion ou encore la science en tant qu'autorité légitime* ? Pourquoi a-t-on forcément besoin d'ériger et d'invoquer des autorités, remplaçant celles que l'on détruit au fil des siècles (la science a remplacé la religion, les médias en viendront-ils à remplacer la science ?) ?
> La deuxième notion intéressante soulevée par le documentaire découle de la première : la solitude. S'il est mentionné que le candidat se retrouve dans un état de grande solitude face à la situation, à aucun moment on ne s'interroge sur ce qui fait ce sentiment, au cœur d'un dispositif qui lui est a priori opposé puisqu'il comporte un public, une animatrice et un seconde candidat. Il n'est pas dit non plus que toutes les composantes de l'expérience choisies par Milgram et reprises ici semblent avoir été rigoureusement établies dans ce but : les 5 phrases que formule en boucle l'animatrice, sans possibilité pour le candidat d'y trouver un soutien ou un échange, l'absence de dialogue possible avec le second candidat ...
Car finalement, la télévision aujourd'hui n'est-elle pas toute entière construite sur cette opposition entre une apparente notion de groupe, d'alliance, de soutien des téléspectateurs et une réalité de solitude, et de compétitivité (la télé-réalité en général) et inversement (les émissions de coaching, les programmes tels que le passionnant Man vs wild...) ?
Deux extraits du documentaire
*A ce sujet, une variante de l'expérience a été réalisée, faisant intervenir un membre de l'équipe qui, à 180 Volts, tente d'arrêter l'expérience sous prétexte qu'elle est trop dangereuse. Celle-ci n'ayant pas influencé le taux de désobéissance, alors que chez Migram, elle entraînait une désobéissance totale, Christope Nick en conclue que "l'emprise de la télévision est donc plus puissante que chez Migram". Il assure ainsi que l'autorité de la télévision peut supplanter celle de la science, sans prendre en compte le fait que la parole inquiète d'un autre scientifique a sans doute infiniment plus d'autorité que celle d'un membre d'une équipe de production.

Voir aussi : Le site de France 2 consacré au documentaire