A l’arrivée des premiers badauds, A. les apostropha d’un ton implorant, la main tendue, se faisant passer, après tout, pour ce qu’elle était : une jeune fugueuse crevant la dalle.
30 minutes après, elle nous revint, la mine satisfaite mais le butin maigre : elle n’avait que quelques pièces. Faire la manche était moins rémunérateur qu’on l’aurait cru.
Le nombre de voyageurs se mit à augmenter à l’heure de pointe. Nous ne pouvions pas laisser passer cette chance mais nous avions beau creuser, rien ne nous venait à l’esprit.
Agitée par l’anxiété, A. se mit à tapoter nerveusement sur le banc pendant qu’O. faisait sauter ses pièces avec sa paume. Cela me donna une idée. Je me mis à fredonner un air sur le rythme qu’elles faisaient.
-Tu chantes toute seule maintenant !, rigola O. en apercevant mon manège.
-Je suis plutôt en train de nous sortir de cette merde !
Et je m’élançais, sans peur, devant les voyageurs pour leur chanter une chanson dont, bien entendu, j’inventais les paroles en live.
Les deux autres ayant compris mon manège, A. s’assit devant le banc et le transforma en tamtam. O., à côté, faisait du beatbox.
Je ne dis pas que notre plan a marché du tonnerre : de nombreuses personnes se sont éloignées de moi dès que je me suis approchée d’elles, comme si j’avais la peste. Heureusement, beaucoup se sont arrêtées pour nous assister à notre concert improvisé à partir de ce que nous trouvions sous la main.
Au début on était timides, persuadées d’être mauvaises, mais après on s’est rendues compte que ça n’avait aucune importance. Pour ma part, je me suis prise au jeu, dansant et sautillant pendant que je chantais des paroles sans queue ni tête.
Même les agents à l’accueil de la gare sont venus nous voir et petit à petit un cercle s’est formé autour de nous, nous applaudissant, certains osant bouger un peu.
Un mec parmi l’assistance ayant l’air plus intéressé que les autres, nous applaudit avec des hourras à la fin du spectacle. Audre passa devant les spectateurs, la main tendue, et il sortit de sa poche le plus gros billet.
Il attendit que la foule se disperse pour s’approcher de nous :
-Je vous ai trouvées très bien, vraiment. Seriez-vous chanteuses, par hasard ?
Quel manque d’imagination de la part d’un gars qui voulait nous draguer…
Nous avons échangé un regard. Si un pigeon se présentait à nous, il n’y avait pas de raison pour que nous le le chassions…
Dans ces cas la, c’était O. qui était la plus forte, cette fois ne dérogeant pas à la règle. Elle s’agrippa littéralement à lui en écarquillant ses grands yeux et se mit à lui raconter qu’on nous avait volé tout notre argent et que nous n’avions nulle part ou aller.
Le gars évidemment, n’y a pas cru mais la perspective de passer la nuit avec trois nymphettes à peine majeures devait l’exciter. Quoi qu’il en soit, apprenant que nous venions de Paris, il s’est proposé de nous payer nos billets de retour.
A., recroquevillée sur le banc, désapprouvait : elle ne supportait pas l’idée qu’on ait besoin d’un vieux pervers pour survivre cette nuit. Et moi je désapprouvais tout autant, mais O. particulièrement qui s’était débrouillée implicitement pour que nous repartions vers Paris.
Je ne me voyais pas repartir, surtout après les bons moments que nous avions passés. J’avais cru que nous irions dans un hotel du coin mais la, elle contrariait mes plans.
Je les amena donc, toutes les deux, à l’écart.
-Le but, c’est que ce gars nous paye notre chambre d’hôtel pour ce soir, pas nos billets de train !
-Mais tu n’imagines pas qu’on va rester ici ! On connait personne, on a même pas assez pour bouffer! s’écria O. qui m’énervait de plus en plus.
-Tu veux qu’on rentre ? Tu veux qu’A. retourne là-bas ?, je me mis à crier.
-Ne me mêle pas à ça !
-Mais qu’est-ce que tu veux toi, alors ? C’est pour toi que je fais tout ça !
-Ne mens pas, c’est pour ne pas faire face à tes propres problèmes. C’est toi qui a voulu quitter Paris!
Il était inutile de chercher à répondre ou à me justifier. Elles croyaient tout savoir; elles n’étaient pas connes, loin de la. Elles étaient pire que ça: elles étaient décevantes. Comme tous les autres.
Les plantant la, j’ai pris une nouvelle fois les voiles, quittant la gare à grandes enjambées.