André Brink a entrepris, à 70 ans d'écrire ses mémoires ou "ses bifurcations" d'intellectuel blanc ,face à l' Apartheid, dans son pays l' Afrique du Sud. Il a acquis dès les années 70 une aura internationale,par ses romans superbes et courageux et ses nombreuses initiatives contre l' Apartheid.
Trois de ses romans à ma connaissance ont fait rapidement le tour de la planète : « Une saison blanche et sèche », « Un turbulent silence », « Au plus noir de la nuit », trois révélations pour moi dans les années 80. Dans « mes bifurcations » André Brink ne nous livre pas une autobiographie ordinaire : Bien sûr son histoire personnelle, marquée par son enfance dans la communauté Afrikaner est attachante, racontée avec talent et sensibilité. Dans sa communauté blanche, Noirs et Blancs ne se rencontrent jamais, mais cela ne l'empêche pas de s'endormir la peur au ventre, persuadé « qu'un Noir est tapi sous son lit ». Mais ce qui fait son prix est son extrême sincérité, pour faire part de ses difficultés à s'arracher « au ghetto mental blanc », aux avantages de sa communauté d'origine qui dirige le pays, et impose un régime de discriminations à la majorité noire, ses hésitations pour rentrer au pays à l'issue de ses séjours en France, l'étonnement de ses premières amitiés avec des compatriotes noirs. Au milieu du récit émergent ses réflexions sur le rôle de l'écriture, sa responsabilité d'écrivain pour faire entendre la voix de la raison, la démocratie, l'égalité pour tous les êtres humains. Enfin il nous délivre un témoignage inestimable sur l'histoire récente de l'Afrique du Sud, le fossé creusé à force de haine et de mépris entre Blancs et Noirs. « La violence est le lot de toutes les sociétés, mais en Afrique du Sud, elle semble presque invariablement doublée d'une exacerbation, d'un surplus imprévu de hargne ». André Brink se souvient des heures les plus terribles de l'Apartheid, les innombrables morts en prison, au terme de sévices sans nom ou de longues grèves de la faim, la répression sanglante jusqu'en 1990. Son éveil politique eut lieu le jour de la tragédie de Sharpeville. Il se trouvait à Paris dans le jardin du Luxembourg le 21 mars 1960, lorsqu'il apprit que la police sud-africaine venait de tuer 69 manifestants noirs. Il paya cher son engagement contre l' Apartheid. Il se souvient du harcèlement de la police politique à son encontre, celle de sa famille ,les filatures et vexations en tout genre ,il se souvient de ses phases de découragement lorsque la mort violente se rapprochait trop. Mais aussi, les souvenirs heureux occupent une large place dans son récit, il rend hommage à toute la part de bonheur reçue, les femmes aimées, les amis qui ne l'ont pas trahi lorsqu'il se trouvait interdit de publication, les rencontres intellectuelles, amicales, artistiques qui l'ont fait ce qu'il est aujourd'hui.
Il nous offre une galerie de portraits étonnants : Mazizi Kunene, dirigeant de l' ANC (congrès national africain) : « un être exceptionnel. Un genre unique de dignité. Peut-être, me disais-je souvent, une dignité zouloue ? Discernable même quand il était triste et abattu. Il venait me voir, mettait un disque kwela des townships sur mon minuscule tourne-disque dans le salon ; il fermait les yeux et se mettait à danser, sur place, et très lentement, il tournait, tournait et des larmes coulaient sur ses joues ridées. » Mgr Desmond Tutu, « ce petit paquet de joie pure », « en présence de qui il ressent à chaque fois le bonheur de côtoyer un des rares individus qui dans les ténèbres et le chagrin, ait trouvé le chemin de la compréhension et de la joie ». Aimé Césaire à qui il demande s'il éprouve de la haine : « De la haine ? Cela me rendrait dépendant d'autrui. J'ai refusé une bonne fois pour toutes d'être esclave comme mes ancêtres. Je ne permettrai donc pas à la haine de me faire retomber en esclavage ».Il se souvient d'avoir pleuré le 11 février 1990 quand il a vu à la télévision Nelson Mandela, septuagénaire grisonnant, quittant sa dernière prison, après 27 ans d'incarcération. Quatre pages ensuite disent l'inoubliable émotion individuelle et collective, le fameux 27 avril 1994, le jour des premières élections libres : « que mon pays attendait depuis des siècles ». « Des ondes de gaieté traversaient la foule ».Il dit l'émotion qui l'étreint à chacune de ses rencontres avec le grand homme Nelson Mandela.
Mais la route est plus longue que prévu. Le nouveau régime d'Afrique du Sud est gagné par la « pourriture », la « stupidité », « la corruption ». André Brink n'a plus d'excuses pour les présidents Mbeki, Zuma et leurs ministres. Il les dénonce avec la même colère que leurs prédécesseurs blancs : « Tant que cela sera possible, je parlerai, je ne pourrai pas, je ne voudrai pas me taire »