Actualitté : Quelle est votre définition de la poésie ?
A : Mais qu’entendez-vous par le mot poésie lorsque vous l’employez ?
A.V : C'est assez complexe parce que je ne le limite pas à l'écriture de poèmes… Je ne fais pas partie des gens qui considèrent cela. Je pense que la poésie est au contraire ce qui est l'aliment, le moteur, le perturbateur de la vie. Il s’agit pour moi de l'élément essentiel de notre manière d'être au monde. Vous savez la formule célèbre d'Hölderlin qui dit "Habiter poétiquement le monde"... Je l'ai légèrement modifiée avec mon goût des chevaux, pour dire, en prenant le mot dans ses différentes acceptions : "Habiter cavalièrement le monde". C'est-à-dire à la fois à cheval, mais aussi cavalièrement par rapport aux institutions, aux normes et aux manières dont il faudrait se conduire, telle que les marchands et les différents pouvoirs voudraient que l'on se conduise dans ce monde. Je pense que la poésie est certainement l'un des territoires de la résistance à l'ordre meurtrier du monde. Elle ne peut donc pas se limiter à l'écriture de poèmes, mais doit être une attitude dans la vie. La poésie, pour être authentique dans les poèmes, doit être aussi vécue authentiquement dans la vie. Le poète devrait donc être celui qui, avec le plus de conscience et de responsabilité, accepte de dire un certain nombre de choses en prenant ses risques, mais en parlant de là où il est après expérience faite.
A : Une vision très hugolienne…
A.V : Hugolienne, et en fait on peut dire la même chose de Baudelaire ou de Rimbaud, et de Nerval… Je cite tous ceux qui me viennent comme ça, Cendrars dans un autre genre ou Apollinaire dans un autre encore ! Tous ceux dont l'existence a été intimement liée avec l'autorisation qu'ils se donnaient de temps en temps de dire quelque chose sous une forme poétique. En évitant, évidemment, de rentrer dans la fabrique de slogans ou de conseils à donner aux autres sans se les appliquer à soi-même. Je n'ai pas beaucoup de principes, mais je me les applique. C'est un viatique assez intéressant et qui, je trouve simplifie la vie.
A : Comment est née la collection Poésie/Gallimard ?
A : Sur le plan éditorial, comment déterminez-vous qu'un texte soit ou non de la poésie ?
A.V : Les gens de l'extérieur n'arrivent pas trop à le comprendre, mais la section poésie de Gallimard est presque un service public. Il n'y a pas de concurrence, nous sommes presque en situation de monopole. Il s’agit donc d’avoir une sorte de conscience de ce que vous êtes, et de ce que vous faites, qui va au-delà du plaisir que vous pouvez prendre à mettre tel ou tel livre dans la collection. Le but n'est pas de diriger cette collection de façon égotique, ni même de façon esthétique ! Ce n'est pas mon esthétique personnelle qui doit passer dans cette collection. C'est plutôt une sorte de panorama, le plus harmonieux et le moins injuste possible. Telle est la visée générale de la Collection, avec l'idée affirmée que dans la même année doivent paraître des grands classiques de tous les temps, mais aussi ceux qu'on pourrait appeler les grands classiques du XXe siècle (il reste quelques livres d'Aragon à publier, il reste quelques grandes traductions, comme un Pasolini nouveau qu'on publiera en 2012, etc.), et aussi quelques contemporains français ou étrangers vivants. Là réside toute la difficulté. L'alchimie de la Collection consiste à réussir à y publier bonne an, mal an autour de 12 titres annuels.
A : Avec une grande part de réimpressions ?
A.V : Il faut savoir que c'est une collection qui réimprime plus de la moitié des titres tous les ans, ce qui est un taux de réimpression énorme.
A : Une douzaine de nouveaux titres par an, cela paraît peu comparé au nombre de poètes publiables, non ?
A.V : Pour les nouveautés, évidemment, il ne cesse de se poser des questions, et il faut trancher sur un certain nombre de domaines. Du côté des vivants français, par exemple, est-ce qu'on fait entrer un tel ou tel… Il y a vraiment des décisions à prendre et, franchement, je n'ai pas la science infuse. Je ne dis pas que tout ce que je fais est absolument… mais j'essaie de le faire en conscience. Je considère que dans l’absolu, tous les critères du monde ne remplaceront pas une sorte d'intuition. Par exemple pourquoi ai-je mis telle chose et pourquoi ai-je réussi telle chose et raté telle autre ! Parce que je suis capable de faire, pas exactement une auto critique, mais d'être très clair. Par exemple, mes prédécesseurs avaient entamé le mouvement, que je fais perdurer, consistant à faire entrer dans la Collection de plus en plus de langues qui n’y étaient pas, comme du tchèque ou du suédois.
Mais lorsque vous voulez ouvrir le champ linguistique, que vous avez à choisir entre plusieurs poètes contemporains suédois, vous allez en choisir un seul, parce que la Collection ne peut pas se permettre, n’a pas les moyens de publier, y compris dans les années qui viennent, 5 Suédois. Ce serait aberrant et impossible : il y a d’autres choses qui attendent, alors il faut n’en choisir qu’un. Et là vous avez une responsabilité parce que le Suédois qui va être publié en Poésie / Gallimard va acquérir une notoriété supplémentaire, y compris en Suède. C’est un effet boomerang qui fonctionne dans le pays d’origine. Alors quand il s’agit de morts… Bon, après tout, que Vladimir Holan soit devenu un peu plus populaire en Tchécoslovaquie parce qu’on l’avait publié, gloire à ses cendres… Mais quand on publie chez les vivants... Par exemple, je viens de publier Kiki Dimoula qui est une des grandes poétesses grecques actuelles. Pourquoi elle ? Je pourrais vous l’expliquer, mais il est certain que d’autres pourraient venir contester ce choix. Je n’ai pas la certitude absolue que dans les âges des âges il s’agissait du bon choix à faire aujourd’hui. Mais je le pense.