« Et ils sciaient les branches sur lesquelles ils étaient assis, tout en se criant leurs expériences l’un à l’autre pour scier plus efficacement. Et ils chutèrent dans les profondeurs. Et ceux qui les regardaient hochèrent la tête et continuèrent de scier vigoureusement. » Métaphore parfaite. Brecht himself, bien avant les shadoks, avait parfaitement saisi l’absurdité de la logique à l’œuvre dans le développement des sociétés humaines. L’homme : race super-prédatrice, super-dominatrice et… super-destructrice. En toute connaissance de cause. Connaitre le résultat final (la chute) lui importe peu, l’important est de scier.
On connait tous la propension de l’homme moderne à utiliser la planète comme serpillière sans se soucier des conséquences. Même le plus obscurantiste des ploucs néolibéraux est capable de se rendre compte des dégâts infligés ; il s’en soucie peu, mais il sait. Par contre, on ignore généralement les performances en la matière de nos prédécesseurs, pourtant fervents adeptes du saccage environnemental. Mayas, Romains, Vikings, Sumériens, habitants de l’île de Pâques… clapotaient eux-aussi allégrement dans l’agression écologique la plus éhontée. Seulement, leur capacité de destruction restait minime comparée à la nôtre, localisée : ils ne sciaient que leur propre branche, pas l’arbre entier. Franz Broswimmer le rappelle : « Ce n’est qu’au moment où la biologie humaine se combine avec un comportement social, organisationnel et institutionnel particulier que nait le danger de créer un écocide mondial. »
Une Brève histoire de l’extinction en masse des espèces (éditions Agone [1]) travaille au corps le concept d’ « écocide [2] », à savoir la destruction pure et simple d’un cadre biologique et environnemental (par la main de l’homme [3]). Mais là où la plupart des analyses se focalisent sur une période précise, l’ouvrage de Broswimmer englobe toute l’histoire de l’humanité, des premiers fils de singes aux derniers fils de l’atome. Vaste tâche dont l’auteur, puits d’érudition et de connaissances, se tire à merveille. Naviguant entre les civilisations et les époques, il ébrèche magistralement le mythe du bon sauvage fusionnant avec mère nature, et trace un tableau noir de l’évolution de l’espèce humaine, fléau planétaire.
Feu le dodo
Constant : nos capacités de destruction ont désormais atteint des sommets, se pratiquent à une échelle planétaire. D’où une érosion vitesse grand V de la biodiversité. S’il est naturel que certaines espèces disparaissent sur le long terme (extinction de fond), le rythme actuel des destructions correspond à une extinction de masse, piteux chant du cygne : « Nous savons aujourd’hui avec certitude qu’au moins cent espèces disparaissent chaque jour de la planète Terre, un rythme sans précédent dans l’histoire humaine. Alors que le taux d’extinction régulière reste faible en période normale. La vague actuelle d’extinction, véritable hémorragie, est uniquement comparables aux trois grandes extinctions cataclysmiques du lointain passé géologique [4]). » Si la question de la biodiversité et de la sauvegarde des espèces menacées passe parfois pour une coquetterie, une broutille relevant de l’esthétique (un monde sans dodos ? Bordel, sale époque), elle n’a rien d’anodin [5], bien au contraire. L’histoire l’a montré, une société qui bousille son environnement est condamnée à court terme à l’extinction. Et puisque le cadre de nos nuisances est désormais globalisé, notre action collective contemporaine nous fait courir à la catastrophe généralisée comme des lemmings à leur falaise. Et ils chutèrent dans les profondeurs...
Extension du domaine du saccage : nos ancêtres, les écocideurs
« Pas de moas, pas de moas dans la vieille Aoteaora. On ne peut les attraper, ils les ont mangés. Ils sont partis et il n’ y en a pas ! » (Chanson Maori)C’est une phrase anodine, perdue en note de bas de page : « Néron organisa même des joutes entre ours polaires et phoques. » Impossible de dire pourquoi, mais elle continue à me trotter dans la tête. Fascinant : imaginer la logistique nécessaire à la chose, les efforts inouïs pour ramener les animaux jusqu’au cœur de Rome, le grand bassin dressé dans l’amphithéâtre, la foule abrutie s’extasiant devant le prodige : « T’as vu, mémé, z’ont même réussi à ramener des ours blancs… allez les phoques ! » La stupidité humaine dans toute sa splendeur. Et plus loin : « la célébration de la conquête de la Dracie (en Roumanie actuelle) par l’empereur Trajan donne lieu à des jeux durant lesquels 11 000 animaux sauvages sont massacrés. » Hors d’œuvre.
L’exemple est peut-être mal choisi. Après tout, la civilisation romaine n’a jamais eu une réputation de modération en matière écologique. Les fastes de Rome, évidemment, impliquaient quelques entorses à la logique environnementale. Et puis, des hommes aussi combattaient dans l’arène, alors les ours blancs, hein, on s’en fout pas mal… Reste que cette folie des grandeurs est symbolique, vaut pour toutes les civilisations qui, à un moment ou à un autre, ont connu un âge d’or économique. Une règle d’airain : l’homme est né écocideur, et partout il est dans la merde. Ainsi de Platon déplorant qu’à Athènes « ce qui subsiste aujourd’hui, comparé avec ce qui existait autrefois, est comme le squelette d’un homme malade, toute cette terre grasse et molle s’étant épuisée, il ne reste que le squelette décharné du pays ». Browsimmer le souligne, toutes les grandes civilisations se sont ingéniées à faire le vide autour d’elles. Et se sont éteintes pour cette raison :
L’histoire de l’humanité est pleine de récits des activités écocidaires des grands empires tels que Babylone, l’Égypte, la Grèce, Rome, la Chine ancienne et les Mayas, qui détruisent leurs forêts et la fertilités de leurs sols arables, et déciment une grande partie de la faune originelle par l’action combinée d’une pensée linéaire et d’un insatiable appétit pour la richesse matérielle.
L’analyse de Browsimmer est toute entière tournée vers la compréhension de ce phénomène d’auto-destruction, à travers les âges. Il pousse son étude jusqu’aux tous premiers hommes, interroge l’invention de l’écriture, la découverte du feu, les habitudes de chasse de l’ami Néandertal ou de son cousin Cromagnon. La disparition de la mégafaune [6] pendant l’ère pléistocène ? En grande partie, la faute à Sapiens Sapiens, fouteur de merde d’envergure, qui, à force de développer ses aptitudes, se fait de plus en plus ambitieux. Sapiens au carré bouscule l’écosystème : « Dans certains cas, des preuves permettent d’affirmer que certaines espèces se sont éteintes exactement au moment où l’homme est arrivé. »
La conquête de l’Ouest : Partie de chasse
Reste que nos talents écocidaires sont aussi (voire : surtout) liés à l’apparition du capitalisme et des sociétés modernes, tournées vers l’accumulation. Avec l’irruption de la mentalité capitaliste, ce qui auparavant prenait des siècles à se réaliser s’accélère soudain, se fait phénomène presque immédiat. D’un claquement de doigt, l’homme fait le tri dans le tableau des espèces. Broswimmer s’attarde sur quelques exemples connus, des bisons américains exterminés par wagons entiers aux animaux à fourrures, des castors aux baleines, tout un éventail de massacres hallucinants qui préfigurent en grande partie nos dérèglements contemporains. : « La modernité a permis à l’écocide de s’échapper de son cadre auparavant localisé, et d’en faire pour la première fois un phénomène vraiment mondial. »
« Homo œsophagus colossus »
« ’Dinosaure’ devrait être un terme d’éloge, non d’opprobre. Ils ont régné en maître pendant plus de 120 millions d’années, et lorsqu’ils sont morts, ce n’était pas par leur propre faute. » (Jay Gould)Le livre de Browsimmer est terriblement factuel. Il empile les données, implacablement, piste à la trace nos folies dénaturées et dénaturantes, ubris jamais démentie. C’est sa grande force (et une raison suffisante de le lire). Mais pas que : cette approche est tout sauf innocente. Il ne s’agit pas uniquement de tirer la sonnette d’alarme, plutôt de comprendre ce qui a pu engendrer de tels dérèglements. De la répétition historique naît une certitude : ce ne sont pas seulement quelques dirigeants voyous ou chefs d’entreprise qui se comportent en vampires de l’humanité, mais l’ensemble de nos valeurs et de nos croyances, de nos modes de vie et – bien souvent – modes de pensée, qui empoisonnent la planète.
Étant donné les preuves croissantes de nos antécédents cataclysmiques, il pourrait être temps de renommer notre espèce « Homo œsophagus colossus » (la créature dotée d’un œsophagegigantesque, capable de dévorer des écosystèmes entiers) – un terme qui souligne l’idée, formulée par Tim Flannery, que nous sommes des « mangeurs d’avenir ».
En creusant dans l’histoire, en mêlant les disciplines (histoire, sociologie, écologie, philosophie , Broswimmer exhume l’incapacité de l’être humain à traiter avec la nature de manière rationnelle. Une caractéristique quasi consubstantielle à ce salopard de Sapiens Sapiens (celui qui sait qu’il sait [7]). Mêmes causes, mêmes effets, mêmes auto-destructions minables. Un bilan globalement négatif, aurait euphémisé Marchais, un suicide planétaire conçu de longue date, résumerait quiconque n’ayant pas de la crotte de dodo dans les yeux. Dans l’introduction au livre de Broswimmer, Jean-Pierre Berlan [8] rappelle ainsi que le nerf de la guerre varie peu :
Dans tous les cas, la même cause socio-politique est à l’origine de l’écocide : la cupidité, la goinfrerie et la gabegie ostentatoire des classes dominantes, leur penchant compulsif pour la guerre (moyen d’accroître leur richesse et d’assurer la paix sociale intérieure), leur désir de s’assurer une part croissante du surplus et leur aveuglement aggravent terriblement les problèmes que pose l’expansion démographique des périodes de prospérité.
Dans chaque catastrophe écologique, on retrouve donc les fondements même des sociétés humaines, leurs rouages les plus intimes. Même si, évidemment, elles ne sont jamais interrogées ainsi dans la sphère publique : « Les médias de masse se concentrent typiquement sur l’horreur du désastre environnemental en soulignant les causes immédiates plutôt que celles sous-jacentes. »
Au final, insouciance généralisée et capacité de destruction démultipliée ont abouti à la situation actuelle, celle d’une planète poubelle, grignotée de toutes parts par l’Homo œsophagus colossus et son appétit démesuré : « Les changements de la biosphère mondiale induits par l’homme sont sens précédent. Ils comprennent la rupture à l’échelle mondiale des cycles biochimiques, le changement climatique rapide, l’érosion massive des sols, la désertification de vastes étendues, et le largage effréné de toxines synthétiques et d’organismes génétiquement modifiés. »
Les pique-assiettes du grand « buffet final »
« Il devient évident que la nature doit dans un avenir pas trop lointain intenter une action en faillite contre la civilisation industrielle. » (William Catton)La guerre permanente, le nucléaire et ses retombées monstrueuses, l’ogre économique, la démographie galopante, la couche d’ozone transformée en gruyère et le climat qui yoyote, autant d’illustrations de cette mentalité collective qu’aucune institution ne prend jamais le risque de contredire, l’époque étant au néolibéralisme et à l’aveuglement généralisé (Claude Allègre, je t’embrasse). Un état d’esprit planétaire laissant – euphémisme – peu de portes de sortie. Broswimmer cite ainsi cette publicité du gouvernement des Philippines dans le magazine Fortunes :
Afin d’attirer des sociétés comme la vôtre, nous avons renversé des montagnes, rasé des jungles, asséché des marais, détourné des fleuves, déplacé des villes, tout cela pour que vous et votre entreprise puissiez plus facilement faire des affaires ici.
Désespérant. Comme si Nauru devait être la norme et l’écocide un signe d’adaptation à l’époque. Contrairement à son collègue Jared Diamond, dont le livre Effondrement est un succès en librairie (De notoriété publique, Sarkozy en goûterait fort la teneur néolibéralo-compatible), Broswimmer ne voit pas dans l’explosion démographique la cause principale de la grande panade écologique : l’élément primordial se situe avant tout dans les rapports de domination de l’espèce humaine, dans l’habitus conquérant de Sapiens au carré qui n’en finit pas de parachever la mise à sac économique de la planète, élites goinfres en bandoulière.
Attablées devant le grand buffet final, de plus en plus de multinationales privées grignotent leur part du désastre. Logique, si l’on sait que « parmi les 100 plus importantes entités économiques, 47 sont des entreprises ». Avec ce corollaire obligé : « De bien des façons, les compagnies transnationales façonnent l’avancée de l’écocide en étouffant, banalisant ou légitimant avec succès leurs pratiques sociales et écologiques destructrices. » Une évolution tout sauf rassurante, les rares instances de régulation en étant réduites à faire de la figuration ou à jouer la carte du capitalisme vert, énième ravalement de la même façade et facteur de légitimation de l’ordre existant.
Une Brève histoire… ne donne pas de solutions clés en mains. L’auteur y trace des constats, interroge des évolutions effrayantes [9], prend en compte les nouvelles donnes du problème écologique globalisé (l’émergence économique de pays pauvres, avec notamment l’exemple glaçant de l’Indonésie) ; bref, il trace un tableau à même de déprimer le plus jovial des pandas sans offrir le réconfort d’une solution toute trouvée.
Reste que, sous le vernis descriptif, son livre est un formidable (même si déprimant) plaidoyer pour la décroissance (ou pour toute idée approchante, tu peux mettre le nom que tu veux dessus), pour une remise en cause à grande échelle de l’idéal consumériste. Le « moulin mondial de production », devenu incontrôlable et mortifère, doit être stoppé by any means necessary. Ce que rappelait Jean-Pierre Berlan, ici-même, en évoquant sa préface au travail de Browsimmer :
Parce que la croissance économique qui se fait par définition à un taux exponentiel, c’est-à-dire à un taux constant, va inévitablement dans le mur. C’est l’histoire que je raconte dans la préface du livre « Une Brève histoire de l’extinction en masse des espèces », celle du nénuphar qui double de surface chaque année sur son étang. À la 39e année, il a occupé la moitié de la surface de l’étang. D’où la question : quand occupera-t-il la totalité de la surface ? La 40e année, il ne lui faudra qu’un an de plus pour doubler encore de volume et occuper la totalité de l’étang [10].
Et puisqu’il faut bien enfoncer le clou et boire l’étang irradié jusqu’à la lie, une dernière citation, pour la route, celle qui clôt l’excellent ouvrage de Franz Broswimmer : « À moins que nous n’agissions vite pour inverser radicalement notre actuel cap écocidaire, nous aurons honoré cette planète pour un temps bien plus bref que nos puissants prédécesseurs reptiliens. » Battus par de vulgaires dinosaures ? Pfff, la honte...
[1]
[2] C’est d’ailleurs sous ce nom qu’il a été publié une première fois en France, aux éditions Parangon.
[3] Est-il vraiment nécessaire de le préciser ?
[4] (la 1ère il y a 250 millions d’années, la 2e il y a 200 millions, la troisième il y a 65 millions.
[5] Broswimmer : « J’affirme que le succès social apparent des humains à éliminer les autres espèces vivantes est en train de se transformer en un grave handicap. »
[6] L’ensemble des animaux de grande taille.
[7] Ah ouais ?Bah prouve-le, alors…
[8] Lequel vient d’accorder un long entretien à A.11, première partie ICI et seconde LA.
[9] « Pendant les trois dernières décennies du 20e, la population s’est accrue de 40 % et la consommation a quadruplé. Comment pourrions-nous inverser la perte de biodiversité, les atteintes à l’atmosphère et le saccage de l’environnement ? »
[10] Et plus loin : Ce qu’il faut bien comprendre - prenons cet exemple - est que quand Attali propose de croître de 5 %, quand il prétend « libérer la croissance de 5 % », il sous-entend que notre PIB doublerait en l’espace de 15 ans. Ce qui signifierait qu’en l’espace de 15 ans, nous consommerions autant de ressources que ce que nous en avons consommé depuis les débuts de la Révolution industrielle. Soit depuis le moment où la croissance s’est instaurée au cœur de nos sociétés (puisqu’avec l’industrie, la croissance est devenue une nécessité. Dans les 15 prochaines années, le système détruirait autant qu’il ne l’a fait depuis deux siècles ? Pour citer Kenneth Boulding, président de l’Association des économistes américains, « celui qui croit qu’une croissance exponentielle peut continuer indéfiniment dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste ». Et il en va pour la croissance économique comme pour la croissance démographique.
Un article issu de : L'homme, ce fléau planétaire (et ça ne date pas d'hier)
3 avril 2010 / betapolitique.fr/