Pâques, ses messes, ses chocolats, ses œufs, ses agneaux, et ses passions. De toutes les traditions pascales, sans doute la plus chère au mélomane, et celle qui le mieux célèbre le génie humain sinon le souffle divin. La Passion selon saint Jean de Bach, représentée ce samedi saint à la Salle Pleyel, n’a peut-être pas la même ampleur que sa cadette inspirée de saint Mathieu, mais elle possède à la fois une puissance dramatique supérieure, et des airs qui concentrent en quelques notes toute l’intensité de la passion, comme cet hallucinant final « Ruht wohl, ihr heilligen Gebeine » ou l’éblouissant « Es is vollbracht » où la voix de l’alto portée par la seule viole de gambe atteint les tréfonds de la lamentation.
Le fondement du succès de l’étonnante interprétation qu’en propose Marc Minkowski et ses Musiciens du Louvre, c’est le choix lumineux de réduire le chœur aux solistes. Avec huit chanteurs seulement et un orchestre réduit à vingt-trois instrumentistes, la passion retrouve une dimension humaine qui, contrairement aux apparences, n’est en rien un obstacle à la spiritualité et à la majesté du résultat. Simplement parce que cette sobriété de forme s’accommode fort bien de l’esthétique et la spiritualité luthériennes dont Bach est la manifestation la plus aboutie. De même que le fait que les solistes sont à chaque fois issus du groupe qui tient lieu de chœur, d’assemblée des fidèles, jusqu’au Christ qui lui-même, descendu parmi nous, n’est que la basse du chœur. Tout cela redessine les équilibres musicaux d’une façon fort convaincante si l’on pardonne le peu de logique dramatique qu’il y a à voir le Christ lui-même ou l’évangéliste se mêler aux voix qui exigent la condamnation du messie.
Musicalement, la réduction des effectifs orchestraux et choraux permet une légèreté et une souplesse d’exécution qui permettent une grande variété de couleurs et de nuances. Quel contraste entre la sauvagerie du chœur des Juifs exigeant la mise à mort de Jésus et l’infinie peine qui se dégage des chœurs du final ! Et entre les cordes surtendues, presque crissantes qui semblent figurer les coups de fouet que décrit l’évangéliste au cours du calvaire et la couleur crépusculaire de la magnifique viole de gambe qui accompagne le « Es is vollbracht ». Plus généralement, la coloration des hautbois et des bassons d’époque, celle des cordes qui se marient merveilleusement avec des voix toutes spécialisées dans ce type de répertoire permet à une harmonie d’ensemble d’émerger, qui fait bien vite oublier les quelques inévitables faiblesses qui accompagne
Et d’abord en termes purement spatiaux : l’usage qui consiste à situer les solistes devant l’orchestre tandis que le chœur se tient à l’arrière n’est pas que le résultat d’une tradition arbitraire. Cette disposition entérinée par l’usage se fonde surtout sur les nécessités d’équilibre des volumes sonores, et malgré tous les efforts de Marc Minkowski et de son orchestre pour ne pas couvrir les voix des solistes relégués à l’arrière de la scène, le résultat n’est pas toujours pleinement satisfaisant. Markus Brutscher, qui chante l’évangéliste, a heureusement une voix ronde et puissante qui remplit l’espace sonore sans jamais forcer et domine sans effort apparent l’ensemble de l’orchestre. Du côté féminin, on s’impose également sans difficulté, et ce sont des équilibres différents, mais convaincants qui se dégage de l’ensemble, quitte à faire descendre quelques marches à l’alto Helena Rasker pour stabiliser l’ensemble. Moins convaincant en revanche le haute-contre Owen Willetts, ou plus gênant, la basse Christian Immler, qui chante Jésus.
C’est d’ailleurs de ce côté qu’on trouvera le seul défaut d’une distribution par ailleurs mieux qu’honorable. En confiant le rôle du sauveur à un basse, un choix plutôt rare, Bach choisissait d’insister sur la majesté du personnage, de lui donner une noblesse et un volume vocal qui le distingue et l’individualise. Mais avec la basse barytonnante de Christian Immler n’a ni le volume ni l’ampleur qui conviennent au personnage, affadissant d’autant le personnage, ce qui est un comble.
Mais au-delà de cette relative faiblesse, c’est avec un grand plaisir qu’on aura retrouvé cette Passion plutôt rare à Paris, servie par un orchestre de grande qualité et des solistes de très bon niveau. Sans aucun doute, si Marc Minkowski a largement diversifié son répertoire, il a encore beaucoup à nous faire découvrir dans Bach.
Passion selon Saint Jean, de Jean-Sébastien Bach, le 3 avril 2010.