Jérôme Marcadé, chef de bureau à la délégation à l’information et à la communication de défense, a réuni Jean-Pierre Beaudoin (I&E Décisions), Brice Teinturier (TNS Sofres) et Yves-Marie Dalibard (Total), interviewés par Matthieu Chaigne et Olivier Vanbelle, devant un auditoire de 200 invités, afin d’évaluer le risque d’opinion auquel doivent faire face les entreprises et les institutions.
L’émiettement de l’opinion
Internet ne se réduit pas à un nouveau média véhiculant de l’information. Il s’agit surtout d’un support sur lequel on retrouve un type d’information d’une toute autre nature puisqu’elle peut émaner de n’importe qui. Les internautes s’y exprimant ne sont en rien représentatifs de la population française, certaines communautés y étant surreprésentées, véhiculant des opinions différentes de celles des médias traditionnels. La multitude de sons de cloche pouvant s’ exprimer sur la toile accompagne particulièrement bien l’évolution de notre société, auparavant politisée, désormais thématisée.
En effet, l’individu a gagné toujours plus en singularité depuis la Renaissance, il s’est délivré des magistères qui le guidaient auparavant. Il se forge désormais ses opinions à la carte en fonction des sujets. Homme doté de facettes multiples, ses opinions varient en fonction de la casquette qu’il porte. En tant que consommateur, il fait son plein d’essence chez Total, mais en tant que citoyen il peut s’indigner de l’attitude de cette même entreprise dans l’affaire de l’Erika. En une même personne ne recèle plus une mais plusieurs opinions, souvent contradictoires entre elles.
Cette désorientation signifie-t-elle la fin des idéologies, proclamée depuis si longtemps ? Rien n’est moins sûr car la nature humaine, aussi individualiste soit-elle devenue, aspire à partager une vision commune du monde agrégeant les individualités. Hier, De Gaulle regroupait le peuple autour du concept de Nation. D’autres éléments fédérateurs cimentent aujourd’hui les Français. La théorie du complot en constitue un bon exemple : les Français partagent collectivement la manipulation comme grille de lecture pour décrypter le monde politique.
La pression croissante de l’opinion via Internet
Un formidable instrument de mobilisation collective a émergé avec Internet. Des communautés se créent virtuellement pour contester ou revendiquer avant de se désagréger tout aussi rapidement. Internet exerce ainsi une pression considérable et non interrompue sur le politique : les frontières entre « off » et « on », entre public et privé s’estompent. Les hommes politiques doivent sans cesse se surveiller, au risque d’être pris sur le vif par une caméra.
Le nouveau rôle joué par le Net dans la diffusion d’informations et la formation d’opinions a incité les entreprises à observer ce qu’il s’y passe. En 2003, la présence de Total en Birmanie a alimenté la polémique sur Internet en Grande Bretagne. Cet épisode a été le déclic, la prise de conscience que surveiller la toile était devenu indispensable pour une entreprise aussi exposée que Total. Le développement du nomadisme technologique a encore accru la pertinence de cette veille : au procès AZF de l’an dernier, l’I-Phone entre les mains des journalistes leur permettait d’informer en tant réel de l’avancement du procès. Les maillons intermédiaires ont disparu, l’information est instantanée et la pression sur l’entreprise se révèle ainsi d’autant plus forte.
Communiquer à une société plongée dans la défiance
Dans une société de défiance telle que la nôtre, nous sommes bien davantage dans le règne de la perception que dans celui de l’expérience : on peut voir un risque alors même qu’il n’y aurait pas de danger. Les entreprises doivent donc créer de la confiance en instituant une relation : dès lors qu’il y a une relation, commençant par une modeste poignée de main, la confiance se crée.
Internet ne doit pourtant pas être considéré uniquement comme un volcan prêt à entrer en éruption à la moindre annonce de bénéfices, fermeture de sites ou catastrophe écologique. Ce réseau représente aussi une opportunité inespérée de nouer des relations avec les citoyens, de sorte que les contacts entre les consommateurs et Total ne se résument plus aux arrêts à la station service. Le dialogue entre institutions et citoyens est la clé pour dissiper les malentendus qui naissent de la connaissance partielle d’un sujet. Et ainsi faire évoluer l’opinion.
La communication prend donc une ampleur toujours plus importante dans les entreprises ; cette fonction est de plus en plus intégrée dans le management. Ainsi, Bernard Emsellem, ancien directeur de la communication de la SNCF est aujourd’hui directeur général adjoint : l’opinion publique et la communication sont désormais perçus comme des sujets majeurs et stratégiques pour les entreprises. Le manager doit désormais autant réfléchir à la décision qu’il va prendre qu’à la manière dont il va la délivrer.
Les bons et les méchants
L’opinion n’est pas en elle-même un pouvoir, mais elle constitue un ensemble de forces susceptibles de l’influencer. Ces forces sont de plus en plus volatiles, comme le prouve le cote de popularité de Total qui prend le forme de dents de scie au gré des diverses polémiques. Son naufrage dans l’opinion s’est amorcé avec celui de l’Erika. Chaque annonce de résultats affaiblit d’autant sa popularité. L’annonce de restructurations, afin d’adapter l’appareil de production, rend toute justification inaudible dans d’opinion. Les Français attendent que Total s’attache à sauvegarder l’environnement, à créer des emplois mais seule une très faible part souhaite qu’elle investisse prioritairement dans l’exploration et la production de nouvelles sources de pétrole, ce qui constitue pourtant son cœur de métier et la condition de sa pérénité !
D’une manière générale, l’opinion réclame que l’entreprise contribue à l’intérêt général. En fonction de ce critère, dont chacun peut donner une définition différente, elle a tendance à structurer le monde de manière assez manichéenne entre les bons et les méchants. Tout l’enjeu de la communication réside au passage de la deuxième catégorie vers la première.