Emmanuel Martin – Le 3 avril 2010. Hommes politiques, activistes, et même certains économistes à la mode, nous alertent régulièrement contre les « défaillances de marché ». Ces dernières, qui constituent une incapacité du secteur privé à répondre à la demande, doivent donc être, nous dit-on, corrigées par une intervention de la puissance publique. Avec la crise actuelle et les possibilités que cet argument soit « surexploité » pour légitimer une expansion du pouvoir de la part de la puissance publique, une analyse s’impose.
Bien sûr les marchés ne sont pas parfaits. Ils représentent un processus continu d’ajustement, une procédure de « test » de ce que les consommateurs désirent : les entrepreneurs lancent des projets, en situation d’incertitude, en tentant de répondre à une demande existante ou latente. Le juge sera donc le consommateur - ses besoins et son budget. En cela, les entrepreneurs entrent dans un processus d’essai/erreur/correction. Par définition donc, les marchés sont toujours « imparfaits », mais des forces imposent en permanence aux entrepreneurs de corriger leurs projets s’ils ne répondent pas à la demande.
Parce qu’un entrepreneur ne fait un profit que s’il a correctement servi ses clients, la première force qui guide son action est la discipline des pertes et profits. La perte est un signal qu’il faut changer, qu’il y a eu une erreur d’appréciation etc. Cette discipline des pertes et profits est en réalité le fondement de la responsabilité entrepreneuriale et capitaliste. Il est évident que si les pertes sont systématiquement essuyées par une tierce partie externe, la discipline ne fonctionnera pas, et on ne pourra pas parler de responsabilité mais de son contraire.
Dans la crise américaine par exemple, la garantie par l’État (c’est à dire le contribuable, à qui on ne demande pas son avis) et par la banque centrale (c’est à dire une institution qui peut « créer » de la monnaie), d’une part des dépôts bancaires et, d’autre part, des comptes des institutions financières, selon la doctrine du « too big too fail » (trop gros pour faire faillite) dans une tradition de renflouements (bail-outs) systématiques en cas de difficultés, fait que la discipline de responsabilité est d’emblée évincée du système : les gains sont effectivement privatisés, mais les pertes sont poliment envoyées au contribuable.
Parallèlement, la passation d’un contrat implique une responsabilité des parties, à respecter les termes du contrat. S’il est possible pour une partie de ne plus respecter les termes du contrat, l’incitation sera que, ce type de contrat n’offrant plus une sécurité juridique, des parties refuseront désormais de contracter. On entendra alors parler ici et là de « défaillances du marché », alors que la défaillance vient en réalité du législateur qui a ôté au contrat son caractère coordonateur et responsabilisant.
En France, le législateur a permis aux locataires de ne pas se faire expulser entre les mois de novembre et mars. Ce faisant, il a en même temps permis aux propriétaires ... de ne pas être payés sur la même période : l’incitation est en effet très forte pour certains locataires de mauvaise foi de se servir de cette protection du législateur pour ne pas payer leur loyer. La responsabilité qu’impliquait le contrat de location a été détruite par cette disposition dite « sociale » mais dont l’effet pervers est bien « anti-social » : des propriétaires, n’étant plus protégés par le contrat, refusent de louer, laissant des logements vacants, ou exigeant des garanties que la plupart des ménages défavorisés ne peuvent fournir. Il faut alors à l’État garantir les propriétaires contre les « risques locatifs » !
Par ailleurs, les marchés ne peuvent fonctionner que si les prix relatifs reflètent la réalité des raretés. Ils le font de manière imparfaite, mais les processus d’ajustement permettent tant bien que mal que les prix traduisent à peu près correctement les besoins d’un côté et les capacités de l’autre. Ces prix relatifs sont essentiels pour guider l’action des entrepreneurs et pour faire que la demande se cantonne à ce qui est possible. Parce que les prix émergent de relations sociales, beaucoup d’observateurs s’imaginent que la sphère sociale, incarnée par le politique, peut donc décréter les prix. Mais il n’en est rien. Même si les prix sont un phénomène d’origine humaine, on ne peut pas les décider de manière politique sans conséquences. Ils sont un peu comme la loi de la gravité : une espèce de donné de la nature.
Il y a plusieurs moyens de distordre les prix et leur fonction fondamentale de coordination: par un contrôle direct du prix, par la subvention, par la limitation de l’offre…
Le contrôle des prix, soit parce qu’ils sont trop bas pour le vendeur (le salaire par exemple), soit trop hauts pour l’acheteur (l’eau, le lait, les loyers…), a un effet pervers immédiat puisqu’il déconnecte offre et demande. Le salaire minimum peut être salué comme pratique permettant d’éviter des abus de la part d’employeurs. Mais lorsqu’il est national, il s’applique à des régions avec des niveaux de développement totalement différents. Or, dans les zones pauvres les entrepreneurs ne peuvent pas rentabiliser un tel coût et limitent donc leurs embauches, ce qui génère du chômage. Lorsque les prix de certaines denrées sont forcés à la baisse par les autorités, les gens ont tendance à les surconsommer et l’offre ne pouvant suivre, surtout à un prix moins élevé, on assiste à des phénomènes de pénurie et files d'attente. Encore une « défaillance de marché » ?
Les subventions à la production de vin en Europe font que les producteurs ont pendant très longtemps basé leur action et leur calcul de profit non pas seulement sur les prix du marché reflétant la demande des consommateurs, mais aussi très largement sur la subvention qu’il reçoivent de Bruxelles. Le résultat logique a été une surproduction… que Bruxelles « gère » en subventionnant l’élimination des surplus et l’arrachage. Le contribuable européen a donc payé pour la subvention à la production générant une surproduction, puis pour une subvention à la destruction de la surproduction ! On aimerait entendre parler de « défaillance de la bureaucratie »…
Enfin, le contrôle de l’offre par les autorités a aussi un impact. Pourquoi un telle flambée de l’immobilier en France par exemple ? Parce que l’offre de terrain n’est pas libre. La rareté est en fait organisée par les autorités à travers les PLUs et les SCOTs (pourtant libérer l’offre ne signifierait pas construire n’importe quoi n’importe où). Mais les autorités parlent en même temps de crise du « marché » de l’immobilier.
Les supposées défaillances de marché sont donc souvent un effet pervers de l’intervention des autorités sur les marchés. Mais plutôt que le reconnaître, de nouvelles interventions sont créées pour « corriger » ces effets pervers – comme on l’a vu avec le contrat de location ou la subvention à la production de vin, distordant encore plus le fonctionnement des marchés. C’est l’effet « boule de neige » de la dynamique interventionniste.
Les marchés sont par nature imparfaits, mais si on retire les instruments qui leur permettent de se corriger, il n’est pas étonnant qu’ils ne fonctionnent pas correctement du tout. Les réflexions quant à des interventions sur des défaillances réelles des marchés doivent donc prendre cela en compte.
Emmanuel Martin est analyste sur www.UnMondeLibre.org