L’autre jour, je suis tombée sur le bouquin de Jean Baudrillard, « L’Amérique ». Les photos sont chouettes et le texte renferme de vraies perles.
Rien de révolutionnaire dans ce texte sur cette étonnante culture américaine du sourire, mais j’aime beaucoup comment il la décrit :
« Le sourire que chacun t’adresse en passant; crispation sympathique des maxillaires sous l’effet de la chaleur humaine. C’est l’éternel sourire de la communication, celui par lequel l’enfant s’éveille à la présence des autres, ou par lequel il s’interroge désespéréément sur la présence des autres, l’équivalent du cri primal de l’homme seul au monde. Quoi qu’il en soit, on vous sourit ici, et ce n’est ni par courtoisie ni par séduction. Ce sourire ne signifie que la nécessité de sourire. C’est un peu comme celui du chat de Chester [NDLR: celui du chat dans Alice au Pays des Merveilles] : il flotte encore sur les visages après que tout affect a disparu.
Sourire à tout instant disponible, mais qui se garde bien d’exister et de se trahir. Il est sans arrière-pensée, mais il vous tient à distance. Il participe de la cryogénisation des affects, c’est d’ailleurs celui qu’affichera la mort dans son funeral home, ne perdant pas l’espoir de garder le contact, même dans l’autre monde.
Sourire immunitaire, sourire publicitaire : « Ce pays est bon, je suis bon, nous sommes les meilleurs. »
Sourire auto-prophétique, comme tous les signes publicitaires: souriez, on vous sourira. Souriez pour montrer votre transparence, votre candeur. Souriez si vous n’avez rien à dire, ne cachez surtout pas que vous n’avez rien à dire, ou que les autres vous sont indifférents. Laissez transparaître spontanément ce vide, cette indifférence, illuminez votre visage du degré zéro de la joie et du plaisir, souriez, souriez…
A défaut d’identité, les Américains ont une dentition merveilleuse. »