GRAND JEUDI de L'AN DE GRACE 2010
Le sens du martyr chez saint Ignace d'Antioche est avant tout, paradoxalement pourrions-nous dire, un sens profond de la vie. Tout d'abord il convient de noter que le témoignage de ce « sens » nous est connu de façon très direct par les Lettres aux chrétiens. Il ne s'agit donc pas d'une doctrine abstraite, de concepts pensés et cogités avant que d'avoir été expérimentés, mais, très précisément de la concrétisation très actuelle d'une foi intensément vécue. C'est bien, d'ailleurs, par la réalité insurpassable de l'Incarnation que saint Ignace comprend et vit le sens du martyr :
« Celui qui est au-dessus de tout changement : intemporel, invisible, pour nous il s'est fait visible; impalpable et impassible, pour nous il est devenu capable de souffrir et a tout souffert. » Lettre à Polycarpe
En plusieurs passages de ses lettres saint Ignace avoue que, si les hérétiques qui affirment que le Christ n'était homme qu'en apparence, alors vaine est sa mort.
« C'est pour souffrir avec Lui que je supporte tout, et c'est Lui qui m'en donne la force, Lui qui s'est fait totalement homme. » Lettre aux smyrniotes
L'Incarnation et la Passion, expliquent pour saint Ignace la possibilité et la nécessité du martyr mais, la Résurrection, et surtout la Résurrection des corps, lui confirme que la mort en Christ est l'assurance d'une vie incorruptible et inépuisable, comme elle fut confirmée aux saints Apôtres eux-mêmes :
« Quand il s'approcha de Pierre et de ceux qui étaient avec lui, il leur dit : « Prenez, touchez-moi, vous voyez que je ne suis pas un démon sans corps. » Aussitôt ils le touchèrent et au contact de sa chair et de son esprit ils crurent. C'est pour cela qu'ils méprisèrent la mort et en triomphèrent. » Lettre aux smyrniotes
C'est bien l'espérance en ce triomphe totale, qui fonde le sens du martyr chez Ignace; espérance qui, loin d'être spéculation intellectuelle est certitude spirituelle et physique, tout entière vivante et fondée sur la vie qui, éminemment surpasse la survie de la nature pécheresse, l'existence de ce « corps de mort ».
Origène, dont on connaît le peu d'estime pour la « matière », dans son Exhortation au martyr décrit comme l'une des joies du martyr le fait pour l'âme d'être libérée du corps. Or, pour saint Ignace si il y a une joie à mourir en Christ c'est, précisément, la certitude que cette mort-là n'implique aucune perte, certitude que l'âme sera à nouveau unie à un corps transfiguré. Joie et espérance qui apparaissent dans cette insistance sur la réalité concrète, « charnelle » de l'Incarnation ET de la Résurrection de Notre Seigneur.
Ainsi, dans sa Lettre au tralliens, Ignace insiste sur la réalité de la transformation qu'opère la foi :
« recréez-vous dans la foi, qui est la chair du Seigneur, et dans la charité, qui est le sang du Seigneur. »
Et l'on peut remarquer, ici encore, la persistance à « donner corps » à cette certitude.
« Transformez-vous en un levain nouveau qui est Jésus Christ », clame-t-il encore dans sa Lettre aux magnésiens.
Pour Ignace, la foi et la charité, absolument inséparable de la réalité de la chair et du sang du Christ, sont les véritables transformateurs de la mort en vie. Bien plus qu'une imitatio christi, le martyr est, pour Ignace une naissance à la vie par une insertion très concrète dans le mystère du Christ, mort et ressuscité et maintenant à jamais vivant, le mystère divino-humain de Dieu venu dans le corps de l'humanité pour, par Sa mort et sa Résurrection, mettre à mort la mort qui, à chaque instant envahi, la vie quotidienne. Dans son article sur l'ecclésiologie de saint Ignace le Père Romanidès évoque la mystique sarkocentrique du saint.
« Car si c'est en apparence que cela a été accompli par Notre Seigneur, moi aussi, c'est en apparence que je suis enchainé. Pourquoi donc moi aussi, me suis-je livré à la mort, pour le feu, pour le glaive, pour les bêtes ? Mais près du glaive, près de Dieu; avec les bêtes, avec Dieu; seulement que ce soit au nom de Jésus-Christ. »
Lettre au smyrniotes
Ignace affirme donc une conception chrétienne du martyr qui n'est pas un sacrifice mais une sanctification. Le martyr ne devient pas « sacré » (sacer), sa mort n'est , pour ceux qui l'exécute, ni propitiatoire ni apotropaïque. Le martyr est bien un témoin, témoin ultime de l'union d'amour. Sa mort au monde, dernier témoignage « ici-bas » de sa foi, de sa fidélité amoureuse, est sa sanctification, ainsi que l'affirme Ignace lorsqu'il écrit que Dieu est « union ».
Très loin de la figure antique du héros qui, pour la gloire, meurt volontairement dans le combat, très loin de cette conception païenne, le martyr pour Ignace est un hérault, il proclame la véracité d'une gloire pour l'heure invisible et qui, loin de s'achever et d'atteindre sa perfection sur le champ de bataille croît dans l'amour à l'heure de la souffrance, et après, puisque sous les coups, les morsures, les tortures c'est encore le Christ qui souffre, par amour, dans chacun de ses membres.
« C'est pour prendre part à sa souffrance que j'endure tout; Lui m'en donne la force, qui s'est fait complètement homme. »
Lettre au smyrniotes
Fondé sur une conscience très vive de la réalité « charnelle » du salut, le martyr n'est pourtant pas, chez saint Ignace, considéré comme un exploit solitaire. Le vocabulaire dont il use dans ses Lettres à propos du martyr qui l'attend, et qu'il attend, est éminemment eucharistique. Exhortant les chrétiens à rester indéfectiblement unis autour de l'autel et de l'Evêque afin d'être réellement unis en Christ Ignace développe un langage eucharistique pour figurer sa mise à mort elle-même.
« Je suis le froment de Dieu, et je suis moulu par les dents des bêtes pour être trouvé un pain du Christ. »
Lettre au romains
Le sens, ou, plus exactement, l'expression de la conscience du martyr, à la fois vécu et pensé, se fonde sur la foi et la charité, mais également, inséparables de celles-ci sur une humilité profonde et un sens tout aussi aigu de la communauté eucharistique.