Retour à l'improviste

Publié le 01 avril 2010 par Doespirito @Doespirito
C’est une phrase rituelle prononcée dans l’intimité, avec le premier «Bonjour !». Premiers mots lâchés après la nuit, comme on ouvre le frigo, en cherchant une tasse, quand on sirote son premier café. Très important : il faut être en robe de chambre, encore enveloppé par la nuit, pieds nus ou en pantoufles sur le carrelage, sur le parquet. Dans l’air flottent les odeurs du lever : le pain grillé, la confiture de fraises maison, la peau chaude et un peu macérée de l'être aimé après une bonne nuit de sommeil… Ou bien son souvenir. Là, juste à ce moment précis, il y a de fortes chances qu’on entende ça.
«J’ai fait un drôle de rêve...» C’est bizarre de dire ça. Les rêves sont toujours drôles. Parfois, c’est vrai, certains prennent un aspect effrayant et fascinant. Un abime vertigineux s’est ouvert devant nous, mille fois plus «étrange et pénétrant» que des rêvasseries à la Verlaine. Vous avez plongé tout habillé au cœur d'un film en cinémascope, où tout était intensément clair, où tous vos sens vibraient, vos narines palpitaient, vos yeux s'écarquillaient. J’ai cherché un mot pour qualifier cette sensation. Et j’ai trouvé : «Numineux». Houlà, les choses se compliquent... Les définitions tournent rapidement au charabia lacanien. Si je vous dis que c’est une expérience qui permet de nouer un lien avec le sacré, le divin, le transcendantal... Vous êtes plus avancés, maintenant ? Ou alors je pourrais affirmer que c’est un moment où apparaît une sorte d’illumination, une vision extra-sensorielle accessible à nos sens d’ordinaire si humains… Une porte s’ouvre, et vous apercevez l’autre côté : du nouveau, du lointain, du jamais vu. 
Je suis place de la gare, à Tours. Le soir. L’été, peut-être. L’été sûrement. Le cadran éclairé de la grosse horloge se détache sur un ciel bleu profond. C’est l’heure magique, celle où s'envolent les djinns, quand les aiguilles se rattrapent et se recouvrent. La grande aiguille des minutes bouge d’un cran et s’immobilise en frémissant sur sa consœur préposée aux heures. J’entends jusqu’au bruit des métaux graissés qui frottent l’un contre l’autre, des ressorts huileux qui se détendent. Un souffle de vent brasse la douce chaleur de la nuit… Elle vient, j’ai pris le train, elle m’environne, je rentre à la maison, elle m’accueille en son sein maternel, je suis chez moi.
 
Et puis c’est un matin d’été, à la fraiche, très tôt, avant la chaleur étouffante des jours de juin. Je remonte l’allée du jardin de la maison de mes parents, je sens les parfums du tilleul et du noisetier où la lumière s’accroche, je reconnais la poussière âcre du chemin où je jouait aux billes. Les buis ont été taillés. L’arrosoir est rempli d’eau et, sur son anse, une araignée a déjà tissé sa toile perlée. Qu’il fait bon ! Le bleu du ciel m'aveugle, les verts sont crus. La rosée sur le gazon mouille le bout de mes chaussures, je respire l’herbe coupée. Les portes et les fenêtres de la maison sont ouvertes pour aérer, les draps sont à la fenêtre de la chambre. On entend les bruits du matin, l’eau qui coule, la vaisselle qui tinte, un bruit de traineau d’aspirateur, un tiroir qu’on ferme, une radio étouffée. Un de ces matins d’avant, comme ceux que je vivais ici, il y a bien longtemps.
Je ne vais pas grimper l’escalier extérieur… Je sais qu’ils sont là. Je veux ménager la surprise, me montrer à l’improviste, surprendre ces scènes familières quand on ne m’attend pas. J’entends ma mère qui s’active, qui parle, enjouée, familière. Je suis gai de revenir, ivre des senteurs, je veux retarder nos retrouvailles encore un moment. Je contourne la maison, me voilà du côté sans soleil à cette heure, l'ombre peignant le crépi en gris-bleu. J’ai un peu froid, tout à coup... Au premier, les fenêtres du salon sont ouvertes. Mon père est là, qui regarde dehors. Je lui lance un «Papa !» joyeux d’enfant prodigue. Il ne répond pas, son regard est perdu. Il est debout, immobile. Son visage de vieil homme n’est pas très bien rasé. Il est vêtu d’une chemise en coton usée, la main dans sa poche, son mouchoir dans son poing serré.
Je monte rejoindre ma mère à l’étage. Je la trouve dans sa chambre vide de tous meubles. Papiers peints déchirés, ouverte à tous les vents, la pièce est un cauchemar hivernal où s'engouffrent des bourrasques glacées. Ma mère attend dans un coin, sombre, solitaire, absente, différente… Je la prends dans mes bras, je pleure, je sens son parfum : «Il est mort, n'est-ce pas ? Viens, Maman, on s’en va… ». Je l’entraîne, elle se tait, elle ne parlera plus.
«J’ai fait un drôle de rêve, cette nuit. Tu veux que je te raconte ?»