Perdu aux confins de la forêt moldave, se trouve le petit village de Slobozia. Ici, en ce début des années 1970, le temps semble s’être arrêté malgré la dictature grandissante mise en œuvre par Nicolae Ceausescu. La vie y est rythmée par les travaux des champs accomplis à l’ombre des murs du monastère. La foi des habitants, malgré le régime communiste, se partage entre christianisme orthodoxe et survivances des vieilles traditions païennes. On fait appel au pope pour chaque évènement important de la vie : baptême, mariage, enterrement… mais on craint également les fantômes, les moroï ; on enterre les défunts en accomplissant nombre de rites censés empêcher ceux-ci de ressortir de leur tombeau pour tourmenter les vivants.
On craint aussi la forêt, royaume sauvage et ténébreux où rôdent toutes sortes de menaces.
A Slobozia, on redoute de se rendre près du lac que l’on a baptisé La Fosse aux Lions. Qui oserait en effet s’aventurer sur les berges de cette sinistre étendue d’eau où une armée ottomane a péri noyée lors des guerres du XVIe siècle ? Ne dit-on pas que le lac est maudit et que les fantômes des soldats turcs réapparaissent parfois pour entraîner au fond des eaux les promeneurs imprudents ?
Seuls quelques individus, des marginaux dit-on, des inconscients ou des fous, osent braver l’interdit et se rendent près de la Fosse aux Lions.
Victor Luca est de ceux-ci. Dès sa plus tendre enfance, il a été attiré par cet endroit désert où il peut se réfugier afin d’éviter les éclats de violence de son père. Celui-ci, un ancien mineur, alcoolique et brutal, bat comme plâtre à la moindre occasion Victor, ainsi que sa mère et sa sœur. Son ivresse le portera un jour vers les berges de la Fosse aux Lions où sa vie s’achèvera dans des circonstances qui demeureront empreintes de mystère pour les habitants du village, à l’exception de Victor qui est le seul à détenir la vérité sur cette disparition.
Une fois le tyran domestique rayé de la liste des vivants, Victor, sa mère et sa sœur pourront espérer un retour à une vie plus normale, mais c’est sans compter sur la défiance des villageois qui reportent la haine éprouvée autrefois à l’encontre du père sur la veuve et les deux enfants. Mise à l’écart de la communauté, la famille Luca n’entretiendra de relations qu’avec le pope du village.
Quant à Victor, les années vont faire de lui une sorte de colosse taciturne dont les silences apparaîtront comme les signes évidents d’un attardement mental. Surnommé « Le bœuf muet », on rit de lui quand il a le dos tourné tout en redoutant de sa part une explosion de violence face à ces sarcasmes. N’est-il pas, malgré son air placide, le fils d’un des hommes les plus abhorrés de la communauté, un homme dont on se souvient encore des excès de brutalité ?
Victor va donc faire l’expérience de la solitude et du mépris, passant ses longues journées à couper du bois et à rôder autour de la Fosse aux Lions, son refuge.
C’est au cours d’une de ses promenades en solitaire dans la forêt qu’il va faire une rencontre qui va faire basculer son destin. Une jeune fille du village se trouve là, seule. C’est une camarade de classe de Victor, une jeune fille dont il s’est secrètement épris mais qui, comme nombre de villageois, n’éprouve que mépris à l’égard du bœuf muet. Quelques mots sont échangés. La discussion s’envenime. Victor, pris d’une pulsion incontrôlable veut malgré tout étreindre la jeune fille. Elle l’insulte. Il la prend à la gorge. Elle s’effondre, morte.
Deux questions se posent alors : Où cacher le corps ? Dans la Fosse aux Lions, bien sûr. Où se cacher pour échapper à la police et à la colère des villageois ? C’est la mère de Victor qui, lorsque son fils lui fera part de son acte insensé, va trouver la solution : Victor va désormais vivre caché au dessus de la maison, dans le grenier. Au village, personne ne découvrira la vérité et, au bout de quelques temps, Victor, sur qui les soupçons se sont immédiatement portés, sera déclaré mort.
Un homme, pourtant, va apprendre la réalité des faits, c’est le pope du village qui a reçu la confession de la mère te de la sœur de Victor. Le prêtre va donc rencontrer le reclus et lui proposer un marché qui lui ouvrira les portes de la Rédemption : il devra, pendant ses longues années de réclusion au grenier, recopier des ouvrages interdits par le régime, ouvrages qui seront ensuite distribués sous le manteau. Victor va donc s’atteler à la tâche qui lui est échue, passant de longues heures, puis des mois et enfin des années, à recopier à la main toutes sortes de livres prohibés par la dictature.
Mais viendra un jour où le pope va disparaître et Victor va se retrouver sans activité. Comment, dans ce cas, réduit au désoeuvrement, échapper à l’envie de retrouver la forêt et la Fosse aux Lions ?
Profitant des heures les plus sombres de la nuit, Victor va sortir de son grenier pour se rendre vers ces lieux qui l’ont hanté pendant toutes ces années. Il va y faire la rencontre d’un étrange personnage qui est venu s’installer près du lac maudit, un ascète, un mystique au passé mystérieux qui se fait appeler Daniel, et qui l’amènera lui aussi, mais d’une manière totalement inattendue, sur le chemin du Salut et de la Rédemption.
Liliana Lazar, dont c’est ici le premier roman, est née et a grandi en Roumanie, dans ce village de Slobozia qu’elle nous dépeint dans « Terre des affranchis ». La forêt, le lac, les superstitions qui y sont rattachées, elle les connaît très bien pour avoir passé toute son enfance et son adolescence sur les lieux-mêmes où se situe son récit. C’est donc avec force détails qu’elle nous décrit son pays, la Roumanie, du début des années 1970 à la Révolution de 1989.
Avec ce roman, Liliana Lazar nous plonge dans un récit effrayant à plus d’un titre. On ne sait en effet ce qui apparaît ici comme le plus angoissant : est-ce la description de la vie quotidienne sous un des régimes totalitaires les plus abominables qu’ait connu le XXe siècle ? Est-ce la description de ce monde rural encore ancré dans des superstitions héritées du paganisme, superstitions qui ont été popularisées en Europe occidentale depuis la publication du Dracula de Bram Stoker.
Est-ce aussi ce personnage de Victor, assassin occasionnel, victime de troubles pulsions qui le poussent à commettre des actes irrémédiables, et qui apparaît cependant si ordinaire, si naïf que le lecteur est à son sujet partagé entre le dégoût et la compassion ?
C’est donc à une promenade sanglante que nous invite Liliana Lazar en suivant le parcours de Victor Luca, un roman au style sobre et concis, que l’on pourrait situer entre « Le vampire de Ropraz » de Jacques Chessex et « Les âmes grises » de Philippe Claudel.