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Anthologie permanente : Jorge Luis Borges

Par Florence Trocmé

SHINTO 
 
Quand le malheur nous accable,  
voici que, l’espace d’une seconde, nous sauvent 
les aventures infimes 
de l’attention ou de la mémoire : 
le goût d’un fruit, le goût de l’eau, 
ce visage que nous rend un rêve, 
les premiers jasmins de novembre, 
l’attirance infinie de la boussole, 
un livre que nous pensions avoir perdu, 
le battement d’un hexamètre, 
cette petite clef qui nous ouvre une maison, 
l’odeur du santal ou d’une bibliothèque, 
le nom ancien d’une rue, 
la couleur d’une mappemonde, 
une étymologie insolite, 
le poli d’un ongle qu’on a limé, 
la date que nous cherchions, 
compter les douze coups de l’obscur, 
une brusque douleur physique.
Huit millions, les divinités du Shinto 
qui voyagent, secrètement, sur la terre. 
Ces dieux modestes nous frôlent,  
nous frôlent puis s’éloigne 
Jorge Luis Borges, Les Conjurés, précédé de Le Chiffre, traduit de l’espagnol par Claude Esteban, Gallimard, 1988, p. 69 
POÈME 
 
ENVERS 
 
Tu dormais. Je te réveille. 
Le grand matin nous offre l’illusion d’un commencement. 
Tu avais oublié Virgile. Voici les hexamètres. 
Je t’apporte beaucoup de choses. 
Les quatre racines du grec : la terre, l’eau, l’air et le feu. 
Un seul nom de femme. 
L’amitié de la lune. 
Les couleurs claires de l’atlas. 
L’oubli, qui purifie. 
La mémoire, qui distingue et qui redécouvre. 
L’habitude, qui nous aider à sentir que nous sommes immortels. 
La sphère et les aiguilles qui morcellent le temps insaisissable. 
Le parfum du santal. 
Les doutes, que, non sans vanité, nous appelons métaphysique. 
La courbe de ce bâton que ta main attend.  
le goût des raisins et du miel 
REVERS 
 
Éveiller celui qui dort 
est un acte ordinaire et quotidien 
qui pourrait nous faire frémir. 
Éveiller celui qui dort, 
c’est imposer à l’autre 
l’interminable prison de l’univers, 
de son temps sans déclin ni aurore, 
lui révéler qu’il est quelqu’un ou quelque chose, 
soumis au nom qui le dévoile 
et à l’amoncellement des hiers. 
C’est enfreindre son éternité. 
C’est l’accabler de siècles et d’étoiles. 
C’est rendre au temps un autre Lazare 
chargé de souvenirs. 
C’est faire injure à l’eau du Léthé.  
Jorge Luis Borges, Les Conjurés, précédé de Le Chiffre, traduit de l’espagnol par Claude Esteban, Gallimard, 1988, p. 51 et 52.  
Jorge Luis Borges dans Poezibao : 
bio-bibliographie, ex. 1, in notes sur la poésie 
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