Les mardis de Jimmy B.

Publié le 31 mars 2010 par Jlhuss

Courez ! Dansez ! Datez ! Contez  ! Les ordres fusent des quatre coins de l’empêchement, à seule fin de tourmenter l’infirme en sa tête. Jimmy circule à l’aise dans le passé ancien, aux frontières de la légende : son père, sa mère, l’enfance aimée dans la campagne normande ; d’autres pans de sa vie sont floutés, ou éboulés. Sa parole : un balbutiement déchiffrable. Ses jambes : un poids mort dans le fauteuil électrique. On cite des gens plus à plaindre. Il a ses bras, assez de tête pratique pour ne pas trop dépendre, un appartement, une rente convenable.

Fatiha est l’aide à domicile du mardi. Dans la matinée, elle remplit le réfrigérateur et fait à fond le ménage du trois pièces. Puis Jimmy met la table ; Fatiha réchauffe des surgelés fins, ouvre un bordeaux ; ils mangent avec le poids de gaieté qui peut lester deux êtres d’infortune : lui, quarante-six ans, infirme de tout avenir depuis cinq années, depuis ce camion, ce ravin ; elle, trente ans, abîmée depuis l’enfance par toute la violence du diable ici-bas. Ils se devinent, ils s’apaisent. Le mardi a fini par être un jour attendu. Un baiser de Fatiha sur le front de Jimmy, c’est du miel.

Après le repas, ils sortent en ville. Le fleuve, ses joggers, ses rameurs, le reflet ondulé des berges au passage des péniches. La cathédrale et son portail juché, inaccessible au fauteuil roulant sans la bienveillance d’un tiers ; et, au pied des vitraux, ces forêts de cierges offerts à l’Inconnu, seule présomption jusqu’à présent de son existence. A la pâtisserie, ils achètent des viennoiseries qu’ils mangent en regardant les vitrines. Jimmy aime celle du brocanteur, où des débris de passé s’offrent en vrac à la dévotion. Quelquefois ils entrent ; il achète un broc de fer émaillé, un bocal de pharmacie, une carte postale du Calvados. S’ils vont au cinéma, ils s’installent dans la rangée du fond, en bordure. Ils aiment les thrillers, ces vies suspendues à un grincement de porte ; ou bien les films de nature, quand la caméra suit les orques sous la mer, les renards jusqu’au fond des terriers. Jim prend la main de Fatiha, et ça fait comme un fruit chaud sur sa cuisse dans la froideur du monde.

Puis ils rentrent. « Bonsoir les amoureux ! », s’écrie la concierge dans le hall, ce qui les fait rire pendant tout le temps de l’ascenseur. De retour dans l’appartement, tandis qu’il somnole bouche ouverte, le souffle sonore, Fatiha repasse du linge. Voilà qu’elle fredonne, qu’elle oserait presque se croire heureuse dans son métier, celui d’aider à vivre plus malchanceux que soi si possible. Son métier ou plus ? Elle rêve qu’un mardi soir, son horaire achevé, au lieu de partir elle voudra s’étendre avec Jim dans le lit, enfin s’ouvrir à un sexe de son plein gré, enfin faire quelque chose de beau d’une semence d’homme. Jimmy cependant, parcourant la frange incertaine du sommeil, tantôt voit une montagne qu’il franchit en danseuse, et la foule immense applaudit sur le bord. Ou c’est le souffle du fer à vapeur qui le transporte dans le train de ses dix ans, pensionnaire arraché à toute tendresse pour huit jours. Une porte claque ? Un livre tombe ? C’est le fracas du camion, le ravin : il sursaute, lance à Fatiha un regard d’épouvante. Elle lui caresse le front, le repassage est terminé. Elle s’emmitoufle, il est tard. Elle lui souhaite une bonne nuit, une bonne semaine.

Mais peut-être un mardi soir, à l’instant de refermer la porte, Fatiha se ravisera, dira : «  Les mardis, ça ne suffit pas. Il y a trop à faire. » Elle reposera son sac, défera son manteau. Et Jimmy B. la regardera préparer leur premier dîner, s’aménager une place dans l’armoire de la chambre, installer le soleil du mardi pour toute la semaine, et jusqu’au bout de la vie.

Arion