Voici un album qui a particulièrement marqué mon adolescence baba-cool. L'histoire est particulièrement complexe quoique ou parce que mélodramatique (je vous invite à lire ce résumé afin de comprendre la suite).
Il y a d'abord le style très épuré et en même temps chargé de la couverture. Deux couleurs dominent : le bleu et le blanc. Il était rare qu'un album qu'un album contienne autant de blanc sur sa couverture. Le dos était lui-même blanc et très simple, avec juste quelques suggestions de musique planante fort à la mode à cette époque. Même le nom de l'éditeur a été écrit en bleu afin de correspondre à une charte graphique. On remarquera l'adéquation de la situation du personnage et de l'idée d'une musique électronique faisant voler les esprits. On a un aspect classique par des cadres tous centrés, une manière de vouloir aller directement à l'essentiel sans s'encombrer de détails inutiles. Ensuite, il y a le détachement de ce qui semble être un agrandissement de case, comme si l'on plongeait directement dans l'histoire et non pas dans un résumé de la scène la plus spectaculaire.
Le nom du personnage principal n'est pas innocent : il vient du roman Jonathan Livingstone, le goéland, de Richard Bach, et surtout du film. Une autre histoire pleine de grands messages un peu gourouïques sur la recherche de sa propre personnalité. Cosey entendait aussi délivrer une sorte de vérité philosophique d'inspiration plus ou moins orientale, un peu bouddhiste, un peu taoïste, un peu tout et son contraire, pourvu que ce soit pacifique et pour la liberté des personnes.
On remarque le titre qui est fort poétique. Presque tous les titres de Cosey sont des évocations mystérieuses : l'Espace bleu entre les nuages, Pieds nus sous les rhododendrons, Et la montagne chantera pour toi, Celui qui mène les fleuves à la mer, la Saveur du songrong... Je pense que c'est l'un des auteurs de titres les plus originaux dans la BD. Mais ce titre est dans une typographie particulière : il est écrit avec un dégradé qui va d'un gris à un noir, le nom propre du personnage étant écrit en dernier. Le tout passant par des hâchures qui montrent la reconstitution de la mémoire du personnage, puisqu'à l'origine Jonathan est un amnésique à la recherche de sa propre histoire. Les points de suspension finals indiquent que l'histoire peut se prolonger, mais qu'elle a aussi eu lieu avant.
On ne sait où se déroule la scène. Ce sont des montagnes enneigées qui pourraient être n'importe où. Il y a pourtant des indices, par le choix de la typographie pour le titre de la série avec une police qui imite un peu le devanagari ou les syllabaires apparentés, par les ornementations dans ce bandeau, par le crénelage supérieur de la case, et puis par la couleur ocre-jaune de la combinaison du personnage et de l'avion qui s'éloigne : cela signifie une sorte de retour au Tibet, mais sans le dire explicitement : la couleur safran étant l'une des couleurs préférées des moines bouddhistes.
Un autre problème est le choix de cette image d'un personnage sautant en parachute. Il est lourdement symbolique. Il s'agit non pas simplement du héros qui va affronter l'héroïque Armée populaire qui avait envahi le Tibet, mais aussi du personnage qui va se plonger dans son passé à la recherche de son amour perdu. Bref, d'une psychanalyse en action. Il saute dans le vide pour se découvrir tel qu'il est. Tout cela est fort surligné une fois que l'on a lu l'histoire, mais cela n'apparaît pas au premier regard. Le dessinateur met en avant ce qui fait son style : des contre-plongées, des plongées, des panoramiques, des cases éclatées. Du grand spectacle, mais réalisé avec une économie de moyens.
Une chose que j'ai toujours trouvée étrange, c'est que Cosey ait choisi de situer sa première histoire publiée dans l'hebdomadaire Tintin au Tibet. Le personnage évolue ensuite en Inde, puis aux Etats-Unis. Je me suis demandé s'il n'y avait pas une manière de se situer dans un certain héritage et de faire référence à Tintin au Tibet, mais d'une autre manière. Or Tintin au Tibet est l'histoire la plus personnelle d'Hergé. Jonathan recherche Saïcha dont il ne se souvient plus (et l'inconscient a bon dos alors) comme Tintin recherche Tchang disparu dans un accident d'avion. Tintin fait au début de l'album un rêve prémonitoire, Jonathan retrouve la mémoire à la faveur d'un accident. On ne trouve aucune trace de l'occupation chinoise du Tibet dans Tintin, alors qu'elle est en cours au moment où Hergé publie son album. Jonathan franchit les montagnes en utilisant un avion, Hergé ne parle pas des troupes chinoises qui stationnent sur les frontières et se battent contre l'Inde. C'est comme une sorte d'anti-Tintin, mais tout en étant une autre sorte de Tintin avec des formules un peu codifiées sur le sens de la tolérance, de l'amitié, de l'amour, du dévouement, du progrès envers soi-même qui peuvent plaire à presque tout le monde (sauf les amis des dictatures et des idées régressives). Il y a le même côté boy-scout chez Jonathan que chez Tintin, mais ce n'est plus la même génération d'auteurs.
Un point fort étrange, c'est qu'à l'altitude à laquelle plonge le héros, c'est qu'il lui aurait fallu un masque à oxygène afin de survivre à son parachutage. Oui, mais cela aurait masqué son visage et c'est un peu embêtant pour un héros positif que d'apparaître sous un masque tel Dark Vador ou Fantômas.