Edward Saïd et les islamistes
Les conclusions de François Burgat
Résumé
Malgré son immense talent employé à déconstruire les
mécanismes des dominations coloniales, Saïd n’a pas osé pousser sa logique
jusqu’à « légitimer » ses adversaires politiques, les islamistes.
Il est resté de fait un appui pour le discours dominant sur cette mouvance.
1)
Saïd a été plus lucide dans la première partie de sa vie, quand
il était dominé (membre ancien de l’élite arabe/palestinienne) que quand il est
devenu dominant (membre récent de l’élite arabe « laïque » dominante
face aux islamistes)
2) Son incapacité à penser rationnellement la montée de
ses adversaires islamistes l’a conduit à un silence coupable, qui s’est vraisemblablement
traduit par un affaiblissement du soutien occidental à la cause palestinienne
et par des politiques européennes et américaines plus agressives envers elle.
3)
Saïd s’est refusé à « légitimer » le courant de
l’islam politique, malgré sa popularité (idée suggérée : manque de
tolérance envers ses adversaires).
4)
Dans sa biographie, Saïd présente l’islamisme comme un « mal » qui
menace sa famille « d’invasion » : cf. l’interprétation de
l’incident de l’école de Maadi.
5)
Saïd cautionnait par son silence l’idée dune « invasion
islamique » de l’Algérie.
6) Saïd décrit l’islamisme dans le seul vocabulaire de la
stigmatisation. Il n’arrivait pas à reconnaître et à accepter l’altérité que
constitue pour lui cet adversaire politique.
7)
Comparaison : Après Foucault, Bourdieu a fait un pas vers
la reconnaissance de « l’autre » islamiste que Saïd n’a pas osé faire.
Contrairement à mon habitude, je vais commencer par signaler
quelques erreurs de français dans l’article : « l’un de ceux qui ont
déconstruit » et non « qui a déconstruit » (p. 1) ;
« explicité le plus efficacement les ressorts idéologiques et les
mécanismes de l’idéologie » [redondance de
« idéologie »] (p.1); « en tant qu’élite dominée (…), il a
produit » [Saïd ne peut pas être une élite, il est peut-être membre d’une
élite.] ; Le titre de sa biographie en français n’est pas A
contre-courant comme le signale la note 7 (p. 5) mais A contre-voie :
mémoires (Ed. Le Serpent à Plumes).
Toute la magie de l’article repose sur la façon de situer
« le discours unilatéral dominant ». Comme on sait, chacun situe ce
discours dominant chez ses adversaires pour bénéficier de la prime
intellectuelle d’être un « contestataire ». En réalité, dans le jeu
brouillé du champ intellectuel actuel, personne ne sait où se trouve vraiment
ce discours dominant.
L’article reproche à Saïd d’avoir été critique envers
les « islamistes » ou d’avoir observé une espèce de silence
critique envers cette mouvance. Un intellectuel doit-il être critique
seulement envers les pouvoirs, coloniaux ou indépendants, et s’abstenir de
critiquer tout ce qui est sanctifié par une majorité démocratique ? Doit-on se délester de l’esprit critique dés
que la cible n’est pas « l’Occident » ou les Etats-Unis ?
L’exemple de Fanon est à méditer de ce point de vue : après
avoir soutenu les révolutions africaines, il s’est mise à les critiquer durement
après quelques mois d’indépendance.
Le silence de Saïd sur l’islamisme a été au contraire d’une
extrême sagesse dans le sens où il illustre la position du double rejet :
rejet des « islamistes » et rejet de la propagande américaine.
Doit-on forcément choisir, quand les choix existants sont également faux et
dangereux ?
L’analyse sociologique sur laquelle repose l’argument 1 est
approximative. Quant Saïd avait produit son extraordinaire critique de l’orientalisme,
il était professeur à Columbia, position dominante si l’en est dans la société
américaine. Sa prétendue incapacité à penser rationnellement l’islamisme n’est
pas démontrée. Si l’on en juge par l’interprétation extrapolée que donne Burgat
de l’incident de l’école de Maadi (cf. extrait plus bas), elle ne
dispose d’aucun fondement solide : les mots « occupation » et
« invasion » sont de Burgat, non de Saïd. Lui se contente d’évoquer,
dans un genre qui s’y prête beaucoup et sous un registre littéraire, une
deuxième expulsion de la même école, à trente ans de distance. Un silence
est-il l’équivalent d’une incapacité à penser rationnellement un
phénomène ?
L’argument 5 est totalement fantaisiste et la
« stigmatisation », qui n’est pas démontrée, peut être une manière de
rejeter une critique qui ne convient pas à Burgat.
Quant au reproche passe-partout comme quoi Saïd a du mal à
penser « l’Autre », son adversaire islamiste, je crois qu’il s’agit
là d’une projection de Burgat. Pour l’auteur de l’Orientalisme, comme
pour les intellectuels arabes que Burgat stigmatise sous l’étiquette de « laïques »
(sous-entendus : « occidentalisés » parce que non islamistes) l’islamisme
ne constitue pas une altérité. Ils connaissent intimement ses manifestations,
claires ou diffuses, pour les avoir vécues quotidiennement au sein de leur
société. L’islamisme ne constitue une altérité fascinante que pour Burgat lui-même !
Enfin, l’anecdote sur Bourdieu est très intéressante. En
revanche, on ne voit pas pourquoi Bourdieu serait un exemple à suivre (argument
d’autorité), quand on sait surtout que ce sociologue, qui s’est illustré par
une connaissance profonde de la Kabylie conjuguée à une méconnaissance
exemplaire de l’islam, s’est engagé dans le bourbier de la guérilla islamiste algérienne
sur la foi d’un livre dont on a mis en doute l’authenticité (La sale guerre
de Habib Souaïdia), et sous l’influence d’une élite algérienne appartenant à un
parti (le Front des Forces Socialistes) dont les positions sur la crise
algérienne et l’islamisme sont connues et arrêtées.
Conclusion
Burgat reproche à Saïd, comme il l’avait fait pour Bourdieu
avec plus de succès, de ne pas partager son parti pris en faveur de l’islamisme
(politique). Or, si Saïd s’est montré réservé, c’est parce qu’il connaît l’islamisme « de l’intérieur »
de la société arabe. Il sait que l'islamisme est une idéologie récente qui n'exprime pas la quintessence de l'islam, comme le prétend Burgat. Comment peut-on dés lors reprocher à un critique inégalé des conceptions biaisées de l'islam de se montrer sévère envers l'islamisme, qui est lui-même un travestissement politique moderne de l'islam ? Au contraire, Saïd, tout en restant fidèle à lui-même, était parfaitement dans son rôle .
Pour les intellectuels arabes dont on peine à prendre en
compte les positions intellectuelles et politiques, la critique de l’islamisme (islam
politique) est une œuvre de salut public. La question de sa légitimité comme
force politique dépend beaucoup des contextes nationaux où il intervient. La
Palestine n’est pas l’Algérie, qui n’est pas la Turquie. On ne peut pas tout
« légitimer » partout ou tout rejeter. Si ce dernier pays a réussi à
« digérer » l’islamisme, c’est grâce à sa très forte culture
kémaliste. La Turquie, grâce aux idées fortes de son fondateur, a réussi l’exploit
de démocratiser et de « laïciser » l’islamisme (Erdogan s’est dit lui-même
« laïque »), tandis que dans les pays arabes, l’islamisme a réussi à « islamiser »
(dans le sens idéologique de l’islamisme et non de l’islam) les bribes de démocratie
naissante. Ce qui me semble sûr, c’est que n’importe quel mouvement qui porte
atteinte massivement et profondément aux droits de l’homme ne peut pas, quelque
soit sa popularité, prétendre à la légitimité.
Naravas
Islamisme : islam politique promu par des groupes divers dans le but d'instaurer un "Califat", une "République islamique" ou une théocratie.
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Extraits :
« …si les opinions publiques européenne et américaine,
notamment de gauche, tout comme les acteurs étatiques arabes d’ailleurs, ont éprouvé
une telle difficulté à soutenir ou seulement reconnaître un gouvernement
palestinien aussi légalement élu, et si enfin la capacité israélienne de
criminalisation de la résistance palestinienne a pu regagner les sommets qu’elle
avait atteints lors des premières actions armées de l’OLP et faire adopter par «
la communauté internationale » une longue série de manœuvres pernicieuses pour
l’affaiblir ou le remplacer, cela n’est peut-être pas étranger au fait que, pas
plus que ses homologues « arabes laïques », Saïd n’a su ou voulu « construire »
intellectuellement, rationnellement, la gestation de la génération de ses challengers/successeurs
« islamistes ». »
« Dans cet « Out of place : a memoir », Saïd livre certaines des clefs intimes de cette difficulté, banale, à surmonter
lui-même l’obstacle de l’essentialisation de l’ « autre » et les pièges de l’altérité. »
« Pas plus que les autres membres de la génération des «
nationalistes arabes laïques », Saïd n’a contribué en effet à éclairer l’opinion
occidentale sur la profondeur de l’ancrage social des courants islamistes, leur
plasticité, l’importance de leurs dynamiques internes et, dès lors, à accepter
les raisons pour lesquelles ils font ou ils vont inéluctablement faire partie des scènes politiques légitimes. »
Incident de l’école de Maadi :
« Accusé d’avoir, au sein de l’entreprise de son père,
contrevenu à la réglementation du commerce extérieur, Saïd avait dû quitter l’Egypte
au début du règne nassériste. Lorsqu’il y revient pour la première fois, en 1989,
l’un de ses premiers pèlerinages le conduit dans la banlieue cairote de Maadi,
devant l’école britannique dont il avait été expulsé par le colonisateur. Ce vendredi,
l’école est fermée mais Saïd obtient du gardien qu’il le laisse brièvement
entrer. Au cours de sa visite survient toutefois la directrice qui le prie
fermement de quitter les lieux. Il se trouve qu’elle porte « une robe et un
voile islamiques » : « Le très britannique Eton d’Egypte était devenu une sorte
de sanctuaire islamique privilégié », analyse Saïd « duquel, trente huit ans
plus tard, j’étais à nouveau chassé » (p. 314). L’occupation britannique de sa terre
d’enfance n’a pris fin que pour laisser place à quelque chose qui y ressemble,
une autre occupation, « islamique » celle-là. »