Moins d’un an et demi après le premier volet, Etienne Davodeau clôture les aventures de Lulu, petit bout de femme attachant en proie au doute sur sa vie et qui s’accorde une parenthèse. Un cycle s’achève, mais le récit ne fait que prolonger une réflexion, il commence quelque chose pour le lecteur plus qu’il ne le termine. L’album est splendide. Le dessin est une écriture, digne d’une œuvre littéraire.
Après le récit de Xavier sur la disparition brutale de Lulu, c’est Morgane, sa fille, qui reprend le fil de l’histoire. Famille et amis sont toujours là, à écouter attentivement cette histoire folle d’une quadragénaire qui s’accorde une courte halte pour penser, loin de tous, et qui éprouve un grand besoin de vivre, poussée par ses désirs de liberté. Après son escapade dans les bras de Charles, Lulu part en stop et atteindra Bordeaux. Là, elle fera la rencontre de Marthe, vieille femme vivant seule que l’aventure de Lulu va raviver.
Loin d’une suite quelconque, ce deuxième volet fait plus que raconter une histoire. A la manière de la littérature, le dessin de Davodeau dissimule une écriture qui s’apparente à une forme de partage et de transmission de la mémoire. En racontant aux autres l’histoire de sa mère, Morgane revient aux fondamentaux de la tradition orale. La discussion fait sens, elle fait lien. En décidant de vivre sa vie tout en allant à la rencontre des autres, Lulu se frotte au monde. Elle pense contre elle-même puis trace des repères pour communiquer, pour déranger l’ordre des choses. Roland Barthes disait : « Ecrire, c’est ébranler le sens du monde ». C’est exactement ce que fait Davodeau, par l’intermédiaire de ses formidables personnages, si simples, mais si vivants. Le physique déjà marqué par la vie, Lulu ne veut rien oublier de ce que le monde oublie. Elle semble vouloir fixer le temps, le suspendre. En cela, l’album est très audacieux et finalement très ancré dans notre réalité : tout comme nous sommes aspirés par le temps qui passe à grande vitesse dans nos vies, dont nous devenons parfois spectateur, Lulu semblait enchaînée par ses contraintes quotidiennes. En partant vers l’inconnu, elle arrête le temps et se l’approprie. Sans travail à une époque où c’est la seule valeur de reconnaissance, Lulu choisit les valeurs humaines et la recherche d’une vérité, celle de la liberté de penser et d’agir. Pour examiner la vérité, écrivait Descartes dans ses Règles pour la direction de l’esprit, « il est besoin, une fois dans sa vie, de mettre toutes choses en doute autant qu’il se peut ». Voilà pourquoi, naturellement, Davodeau a probablement choisit ce titre : Lulu, femme nue. Nue, elle l’est réellement, lorsqu’avec Charles elle se déshabille et court sur le sable en direction de la mer à la tombée de la nuit. Elle l’est aussi, au sens de Camus dans L’Exil et le royaume : pour retrouver une vie libre et nue, indique l’écrivain, l’homme doit refuser la servitude, il doit exister dans le refus et la révolte. Dépouillée de tout, Lulu est une femme nouvelle, à la recherche d’une vérité qui ne peut plus lui échapper.
Pourtant, et c’est tout le paradoxe, la fin de ce deuxième volet s’achève par le début du premier, comme s’il n’y avait rien eu de nouveau. Autrement dit, sans en dévoiler le creux (qui reste l’essentiel), l’auteur semble boucler la boucle, ou peut-être tourne-t-il en rond. Peut-être est-il aussi très attaché aux commencements et a-t-il donc du mal à finir cette histoire qui fait naître tant de choses. Au centre de la narration, il existe une sorte de ventre mou qui porte en creux beaucoup de nos aspirations à tous, de nos désirs, de ce que nous pensons, telle une véritable catharsis liquidant les affects longtemps refoulés dans le subconscient et responsables de nos traumatismes psychologiques. Ce cœur bouillonnant agit très efficacement sur le lecteur. « Nous vivons une vie, nous en rêvons une autre, mais celle que nous rêvons est la vraie » écrivait Marie Curie, autre femme de caractère. Les rêves ne trichent pas, ils dévoilent l’intimité de nos vies avec toutes leurs fissures. A travers Lulu, le lecteur respire, il partage un peu de ce rêve qui prend forme, de ce courage qui insupporte les normes sociales.
Plus mélancolique que le premier tome, ce deuxième volet est traversé par un souffle lyrique et poétique, porté par un dessin au service de la narration. Mais cette mélancolie n’est jamais triste ou mortifère, elle revêt plutôt une forme de romantisme engagé et optimiste. Davodeau aime le mouvement, l’esprit de révolte. Il croit dans les valeurs humaines, son dytptique en regorge. Plus qu’une bande dessinée, Lulu est un objet littéraire en forme de poupée gigogne, une réflexion sur le temps qui passe, sur l’écriture et la transmission. Paul Valéry écrivait : « un regard sur la mer, c’est un regard sur le possible ». En suivant les aventures de Lulu, tout semble tout à coup possible aussi.
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Un article proposé par Raphaël ROUILLE, libraire Sauramps en Cévennes. En partenariat avec Sauramps.com
Article paru dans le PAGE DES LIBRAIRES du mois de mars.