Il écrit bien et a la dent dure, donc ça se laisse lire. D'autant plus qu'il s'agit d'une petite leçon de philo ou, partant des philosophes grecs, on remonte jusqu'à BHL, en décrivant l'opposition entre ceux qui aimeraient plier le monde à leurs fantasmes, et ceux qui se satisfont de la dure réalité.
"Nul compromis ou juste milieu envisageable entre, respectivement, l'habileté verbale à n'évoquer et ne louer que ce qui devrait être en déniant et condamnant ce qui est, et le génie poétique à exposer, voire à surexposer, ce qui est en restant indifférent à l'égard de ce qui devrait être"
Où le livre, qui commençait comme une dénonciation des sophistes, tourne à l'assaut de la philosophie par la poésie. Le style est à cheval entre Philippe Muray et Clément Rosset (c'est en "devoir indolore" [...] qu'une éthique du coeur, engagée et festive, le gnangnan, s'inscrit volontiers dans l'emploi du temps des hypermodernes et vient enrichir leur programme d'épanouissement individuel).
L'intention de Schifter est sans doute la mieux exposée dans celle qu'il prête à Socrate : "La question, pour lui, n'est pas de trouver du sens au réel - qui n'en a pas -, mais de donner du sens au langage - qui en a trop." (de là sans doute l'opposition relevée plus haut entre philosophes et poètes). Il poursuit avec un autre désenchanteur, Wittgenstein : "Le but de la philosophie est la clarification des pensées. [...] La philosophie n'est pas un enseignement mais une activité [...] qui consiste essentiellement en "élucidations". Le résultat de la philosophie, ce ne sont donc pas des "thèses philosophiques", mais la clarification des thèses qui autrement seraient troubles et confuses."
Tout est dit, ou presque, à ce sujet, dans la première partie. Dans la seconde, Schifter est virulent avec Sartre, BHL, Camus même, Spinoza, tous, à un degré ou à un autre, rejetant le constat de ce qui est pour se tourner vers des idées plus réjouissantes, mais irréelles (ses héros à lui sont plutôt Epicure, Montaigne, Gracian, Hobbes...) Il n'échappera pas au lecteur que, ce faisant, Schifter rejoint en partie ceux qu'il critique en déplorant leur verbiage, au lieu de se contenter de l'ignorer. Ceci est sans doute la limite de l'ouvrage.
Autre point gênant : il me paraît difficile, et trop rapide, d'écrire "qu'il va de soi [...] que non seulement la morale ne peut être la source du droit positif, mais que c'est bien le droit positif qui fonde la seule morale possible et réelle". Ca mériterait un passage par Léo Strauss et Hans Kelsen par exemple, pour un débat qui n'est sans doute pas si simple...
Il reste que comme Schifter a un vrai style, enlevé, ça se laisse lire. Et on a droit à un vrai florilège de citations intéressantes (intelligemment contextualisées pourrait-on écrire). Ainsi cette réplique de Socrate à Nicias, qui pourrait servir de devise aux trolleurs qui viennent torturer de commentaires pervers l'auteur d'un billet de blog (pas chez moi, ici les lecteurs sont plutôt courtois) :
"c'est parce que j'attends de mes interlocuteurs qu'ils désembrouillent ma propre pensée que je leur demande des éclaircissements de vocabulaire."
Ou celle qui clôt le livre, qui sonne comme du Desproges : "alors que les optimistes ne plaisantent pas avec les motifs d'espérer en une existence moins tragique, les pessimistes ne se privent pas d'en rire".