Maître de la Légende de Sainte-Lucie
(actif à Bruges entre c.1475 et c.1510),
Triptyque de la Déposition, c.1475.
Huile sur bois, 75 x 61 cm (panneau central)
et 75 x 27 cm (volets), avec cadre d’origine.
Madrid, Museo Thyssen-Bornemisza.
[cliquez sur l’image pour l’agrandir]
La parution dont je souhaite vous entretenir aujourd’hui est bien plus qu’un disque ; c’est un exemple qu’il faudrait suivre pour la présentation de la musique, qui, trop souvent, effraie les mélomanes, de cette période si riche où s’opère la transition entre Moyen-Âge et Renaissance. Fruit de recherches de longue haleine mettant en résonance archivistique, musicologie et histoire de l’Art, cette réalisation met à l’honneur un des compositeurs les mieux doués de sa génération, dont on peine à comprendre que son œuvre ne soit pas plus fréquemment et systématiquement explorée, Jacob Obrecht, au travers de sa Missa de Sancto Donatiano (Messe de Saint-Donatien), remise en contexte pour l’occasion et avec talent par la Cappella Pratensis.
Nous sommes à Bruges, au soir du 14 octobre 1487. En ce jour de la Saint-Donatien, une veuve encore jeune, Adriane de Vos, assiste, en l’église Saint-Jacques, à la messe destinée à célébrer la mémoire de son mari, Donaas de Moor, un riche marchand de fourrures chassé de la cité, sur le soupçon de sympathies envers le futur Maximilien Ier qui tentait alors d’y asseoir son pouvoir, en mai 1483 et mort en exil en septembre de la même année. Comme nombre de bourgeois fortunés, le couple dépensait une partie de ses fonds non seulement pour subvenir aux besoins des pauvres, comme en témoigne la fondation, en 1480, d’un hospice (Godshuis de Moor) qui subsiste encore aujourd’hui, mais aussi pour l’entretien de l’église de leur paroisse, pour laquelle ils firent réaliser les stalles du chœur et les peintures du maître-autel. Cette puissante famille possédait également, dans Saint-Jacques, une chapelle dans laquelle Adriane fit enterrer le corps de son époux, qu’elle avait obtenu, moyennant paiement, de faire rapatrier à Bruges. Ce lieu de dévotion privée s’ornait d’un triptyque réalisé vers 1475 par un des nombreux peintres alors actifs dans la ville (le plus célèbre étant Hans Memling) et qu’à la suite de Max Friedländer on désigne, faute de connaître sa véritable identité, comme le Maître de la Légende de Sainte-Lucie. L’œuvre, selon les us du temps, représente, sur ses volets, Donaas de Moor et Adriane de Vos en prière, chacun accompagné de son saint patron, tandis que le panneau central accueille une scène de l’Évangile, ici une Déposition, d’ailleurs fortement démarquée d’un tableau de Dieric Bouts (c.1460, Musée du Louvre, cliquez ici).
Selon les vœux du défunt, un certain nombre de prières devaient être dites pour le salut de son âme, service financé par une fondation auprès de sa paroisse. Outre une messe basse quotidienne, les archives nous apprennent qu’il devait y avoir également deux messes anniversaires et deux messes annuelles en polyphonie, ces dernières chantées le jour de la fête du saint patron de chacun des époux. Si aucune trace d’une Messe de Saint-Adrien n’a malheureusement été retrouvée, Adriane de Vos offrit à la mémoire de son mari un office composé par le meilleur musicien en poste à Bruges dans la deuxième moitié des années 1480, dont la renommée s’étendait d’ailleurs bien au-delà des murs de la ville flamande, Jacob Obrecht. Ce dernier, qui est sans doute l’homme de 38 ans représenté dans le portrait donné ci-dessus, daté de 1496 et probablement exécuté par un suiveur anversois de Memling, est né à Gand en 1457 ou 1458, fils du trompettiste Willem Obrecht. Si l’on ne possède que peu de certitudes au sujet de son éducation musicale, des rapprochements stylistiques laissent supposer qu’il connaissait, sans qu’il soit possible de préciser s’il s’agit d’un apprentissage direct ou indirect, les œuvres d’Antoine Busnois (c.1430-1492). Le parcours de Jacob Obrecht laisse une forte impression d’errance, matérialisée par de très nombreux changements de postes. De 1479-1480 jusqu’à 1484, il est attaché à l’église Sainte Gertrude de Bergen op Zoom, puis, brièvement (1484-1485) à la cathédrale de Cambrai, avant de rejoindre Saint Donatien à Bruges en 1485 où il demeure jusqu’en 1487, prenant, à cette date, le chemin de l’Italie, où ses œuvres circulaient depuis 1484 et lui valaient l’admiration du duc de Ferrare, Ercole d’Este. Il retourne à Bruges en 1488, mais, de 1492 à 1496, on le retrouve à Anvers, puis à Bergen op Zoom en 1497, à Bruges en 1498, et encore à Anvers en 1501. Il retourne enfin en Italie en 1504, mais, à la mort du duc Ercole, au début de l’année suivante, se retrouve sans emploi et meurt de la peste à Ferrare, sans doute en juin ou juillet 1505.
Si elle reste encore tributaire des modèles qui ont permis au compositeur de façonner son style, notamment de Johannes Ockeghem (c.1410-1497), dont elle cite, dans l’Hosanna du Sanctus, la Missa Ecce ancilla Domini, la Missa de Sancto Donatiano est parfaitement représentative de la recherche de fluidité et de transparence qui marquera toujours la manière d’Obrecht. Il s’agit d’une œuvre qui, en dépit de son apparente sobriété est très finement ouvragée, se fondant notamment sur l’utilisation de nombreuses mélodies, majoritairement dédiées à Saint-Donatien, comme cantus firmus de ses différents mouvements, que la science du compositeur, tout en les fondant au texte canonique de l’Ordinaire de la messe, permet, avec un peu d’attention, d’entendre distinctement. Le fait le plus émouvant, en ce qu’il témoigne sans doute d’une volonté d’Adriane de Vos de personnaliser la musique commandée à Obrecht, est l’emploi de la chanson flamande Gefft den armen gefangen umb got/dat u got helpe mari ut aller not (« Donne aux pauvres emprisonnés par la volonté de Dieu/et Dieu t’aidera à te libérer de tes souffrances ») comme cantus firmus du Kyrie II, dans lequel on ne peut que déceler une double évocation du destin de Donaas de Moor, son exil comme sa charité. Ceci renforce encore l’impression d’intimité qui se dégage de la Missa de Sancto Donatiano, qui peut être comparée à ces petits tableaux de dévotion privée dont la Devotio moderna, cette relation toute personnelle entre le croyant et sa foi née en Flandres, avait favorisé la diffusion.
L’interprétation de la Cappella Pratensis (photo ci-contre), que l’on peut découvrir à la fois en format audio et vidéo, l’éditeur Fineline, dont il faut saluer ici le courage, proposant dans un même coffret un CD et un DVD, est excellente. Conseillé par la musicologue Jennifer Bloxham, qui donne, avec une érudition savoureuse, maints éclaircissements sur la Missa de Sancto Donatiano et le contexte dans lequel elle a été conçue, dans le documentaire figurant sur le DVD, l’ensemble offre, en s’appuyant sur des archives exceptionnellement prolixes, une évocation crédible de ce qu’a pu être l’office dédié à la mémoire de Donaas de Moor, en incluant des séquences en plain-chant et quelques improvisations à l’orgue, dont on sait, documents à l’appui, qu’il fut joué (en même temps que les cloches de l’église, qui nous sont heureusement épargnées) lors de cette cérémonie. Le travail mené par les chanteurs placés sous la direction attentive et informée de Stratton Bull sur l’articulation et la prononciation est exemplaire ; il soutient avec efficacité une exécution qui se signale par sa cohérence, sa souplesse, sa clarté. Les voix sont justes et très en place, aussi à l’aise dans la polyphonie que dans le plain-chant. Les interventions, très discrètes, de Wim Diepenhorst à l’orgue ponctuent les passages chantés avec beaucoup de goût. Signalons enfin que les mélodies utilisées comme cantus firmus dans la messe sont données en appendice de l’enregistrement de la reconstitution de l’office.
Voici donc un remarquable projet, parfaitement pensé, interprété et réalisé, que je conseille chaleureusement non seulement aux amateurs de musique polyphonique tardo-médiévale, mais, plus largement, à tous ceux qui souhaiteraient se familiariser, dans des conditions idéales, avec cet univers qui recèle d’innombrable beautés. Quand tant de produits aussi douteux qu’inutiles sont assénés au public, à grand renfort de marketing lessiviel, par des majors obnubilées par le profit, cet enregistrement, exemplairement prolongé par l’image, rappelle que si le disque classique veut sauver sa peau, c’est le camp de l’exigence et de l’intelligence qu’il lui faut choisir plutôt que celui d’un racolage éhonté. Grâce au travail méritoire de la Cappella Pratensis, c’est tout un pan de la lointaine Bruges de la fin du XVe siècle qui, le temps d’un office, s’offre à nous et nous invite à mieux découvrir et comprendre la vie d’une cité qui jetait alors ses derniers feux.
Jacob OBRECHT (1457/58-1505), Missa de Sancto Donatiano, avec plain-chant et improvisations à l’orgue.
Cappella Pratensis
Wim Diepenhorst, orgue
1 CD [durée totale : 64’34”] et 1 DVD [durée totale : 1h58’, sous-titrage en français] Fineline FL 72414. Ce disque peut-être acheté en suivant ce lien.
Un site (en anglais) dédié à ce disque est accessible en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Introït : Statuit ei Dominus (plain-chant)
2. Missa de Sancto Donatiano : Kyrie
3. O beate pater, improvisation à l’orgue
4. Missa de Sancto Donatiano : Agnus Dei
5. Communion : Beatus servus (plain-chant)
Illustrations complémentaires :
Suiveur anonyme de Hans Memling (actif à Anvers ?), Portrait présumé de Jacob Obrecht, 1496. Huile sur panneau de chêne, 50,8 x 36,1 cm, avec son cadre d’origine. Fort Worth, The Kimbell Art Museum.
Photographie de la Cappella Pratensis © ClaraMusica