On voit tous minuit à sa porte. A la mienne, le mot "diner" évoquera ad vitam eternam Edward Hopper. Nighthawks, 1942. La tradition version Campbell's tomato soup. L'americana avec supplément d'âme. En peine.
Diner. Vous pensez : les banquettes rouge carmin à haut dossier, les menus plastifiés en triptyque au milieu des tables, lettrages rouge et bleu, reflétant les lumières du juke-box... Oui, d'accord. Mais chez Hopper, les tables sont vides. Les visages sont fermés. Par la vitre d'Automat, la nuit est noire, impénétrable comme le café nicaraguayen dans la tasse blanche. Le couple de Restaurant ne regardent jamais dans la même direction. Ces yankees qui sortent et profitent dans une hâte désordonnée, tout en craignant la mort. Le bibi sur la coupe de garçonne dissimule les sourires des infidèles comme les peines des bonnes épouses. Les longs manteaux d'alpaga pourraient autant renfermer des bagues étincelantes pour une femme, que cacher des revolvers. Tout est montré, mais rien n'est visible. Nous sommes au tournant de 1940. L'amérique barbotte au fond du marasme.
L'essence du roman noir.
Oubliez les années folles, le malaise est plus profond. Le sang réglisse de père en fils, les tentations qui attentent à la raison. Cette poursuite du bonheur de peur qu'il ne se sauve, inhérente, inscrite à la constitution d'un pays qui ramasse ses cadavres à pleines brassées. Ceux-là n'apparaissent jamais chez Hopper mais on ne peux s'empêcher de les imaginer, là, à quelques pas de cette échoppe, de ce living. Car chacun planque un squelette dans son placard. Souvenez-vous De Sang Froid...Des séries noires, on en a écrit des tas dans nos contrées, mais on citera toujours plus Wayne Gacy que Michel Fourniret. C'est ce pays qui voue un culte à la paranoïa, c'est sur ses côtes qu'un œil vous regarde depuis chaque billet vert.
Les Stetson de feutre en symétrie sur Nighhawks ont autant l'air de fédéraux, que de bootleggers du gang Sheldon. Ou une répugnante affaire de jumeaux. Fraternité entachée par une erreur génétique. Et elle ? Une sœur maltraitée, ou une ascendance cachée. Les jardins recèlent de sacs de fric étanches, ou de corps à la teinte bleue. Dans l'étendue des possibles d'un monde de casual comfort, l'humanité se perd. Et plus les conduites d'eau et les autoroutes étendent leur maillage, plus le réseau sanguin s'épaissit. Les mains sont sales. L'argent est sale. Les livrets de familles sont sales. Les veines caves sont mal éclairées.
Saw must go on...
La fratrie à guitare qui dirige Narrow Terence est bien française mais son second opus continue de dérouler autant d'histoires qu'un recueil d'Horace McCoy. L'aîné a trop souvent été traitée de Tom Waits pour qu'on ai des envies de crier Beefheart, Howlin'Wolf, voir Max Cavalera. Les ornements qui s'étalent autour piochant d'ailleurs plutôt chez Wovenhands et Calexico que ce chouinard de Nick Cave. Ici les ballades sont jouées à l'enclume par Heliogabale, et les rocks suintent le mezcal et Chokebore. Cela ne se résume pas, et aucun inventaire ne fera ressentir la sueur glacée d'un société qui se mange elle-même. Necropolis de Lieberman, ou Lovecraft dans un autre genre. Avec un soupçon de soleil mexicain quand on passe la frontière, des liasses sous les chemises pliées dans les valises.Les tréfonds de l'âme sont des cavernes mal éclairées. Il y règne une odeur de refoulé. Une délicieuse incompréhension s'attarde longtemps après, poussant à demander encore. Attrait morbide mais si humain que ce hell-o-tropisme. Comme l'envie d'approcher l'oeil de la toile.
Alors : que se disent ces hommes affairés de Nighhawks qui ne boivent pas leur milkshake? Quelle insondable profondeur exprime cette double rangée de lumière reflétée dans la vitrine d'Automat ? Sinon nous rapeller qu'on les regarde.
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