Karkwa: Les Chemins de verre - Musiciens de grands chemins
Le groupe Karkwa a décidé d’arriver en studio sans faire de préproduction, sans préparation. Des kilomètres et des kilomètres de territoire sont passés sous les roues et sous les ailes de la formation montréalaise Karkwa depuis la parution de son troisième disque, Le Volume du vent, il y a deux ans. De Montréal jusqu'au Liban, en passant par la France, les cinq rockeurs ont usé leurs bottines jusqu'à la corde — au paradis, paraît-il, c'est pas la place pour les souliers vernis. Mais la route, grand paradoxe, c'est aussi parfois l'enfer, c'est un terrain glissant, épuisant autant qu'inspirant.
Leur plus récent disque, d'ailleurs enregistré en France dans les creux de tournées, s'intitule Les Chemins de verre. «Dans un camion de glaise, la braise sur le moteur / Mutants couverts de terre à l'intérieur / Nos dents fines et longues déchirent le décor / nos yeux vides et froids escortent la mort», dit la pièce-titre du quatrième disque, aux allures davantage folk et bercé de nombreuses voix, plus aiguës que par le passé.
Dans les gros et vétustes sofas moelleux de leur local de pratique, le chanteur et guitariste Louis-Jean Cormier, le claviériste François Lafontaine, le bassiste Martin Lamontagne et le batteur Stéphane Bergeron se tournent tous vers le percussionniste Julien Sagot, auteur des Chemins de verre. «Je nous trouvais dégueulasses quand j'ai écrit ça, je nous trouvais comme des grosses bibites, qui dépensent du gros gaz, raconte-t-il. On sort, on est puants, on s'en va faire des shows, on boit, on fume, on se la pète. Un moment donné, ça me répugnait. Il y avait des coins magnifiques et des coins fragiles, et c'était comme si on brisait ça.»
Tout le monde hoche la tête. «C'est un terrain glissant aussi, ajoute Louis-Jean Cormier. En même temps que nous autres on dépérissait, qu'on devenait cernés, blanc-gris, il y avait un amour grandissant du public. Plus ça allait, plus les salles étaient pleines, plus on jouait, tremblotants, fébriles, et les gens nous prenaient un peu pour des héros. C'était bizarre, un osti de paradoxe pareil...»
Enregistrer sur la route
C'est dans les quelques temps morts de sa tournée en France que le groupe a enregistré la majorité de l'album, au studio La Frette, une espèce de manoir imposant dans les environs de Paris. Et question de sortir de leurs ornières, les créateurs d'Échapper au sort et d'Oublie pas ont décidé d'arriver en studio sans faire de préproduction, sans préparation. Quelques bouts de guitare en tête ici, un motif de piano là, c'est tout.
Chacun de la vingtaine de jours passés là-bas a permis d'accoucher d'une chanson. «Il fallait capter le moment, là, sur place», explique Stéphane, tambourinant sur le sofa avec ses baguettes de bois. «On faisait une structure, et on enregistrait, avec qui voulait bien participer aux premiers essais, détaille Cormier, aussi réalisateur de Douze hommes rapaillés, le disque-hommage à Gaston Miron. Des fois c'était percussion-guitare, des fois piano-basse, des trucs un peu bizarres. Et s'il y avait deux gars qui enregistraient, les autres étaient la plupart du temps dans la régie, écoutant, prenant des décisions.»
À cinq musiciens branchés en même temps, tout le monde se force pour trouver quelque chose à jouer, raconte François Lafontaine, qui signe encore la plupart des musiques de l'album. Ici, donc, Karkwa a laissé de l'air, a épuré, simplifié. Très folk, Marie tu pleures a «des allures de Give Peace a Chance», dixit Cormier, la ténébreuse Dors dans mon sang ne tient pratiquement qu'au piano, alors que Moi-léger est cousu d'une délicate guitare et d'un piano aérien.
«Avant, on faisait des pistes de base, et par la suite, la piste prenait le bord et on partait ailleurs. Là, si c'est la guitare du début qui porte la chanson, ça finissait là», explique Lafontaine.
Des voix, mais pas de frontières
Le résultat de cette réalisation, c'est que Karkwa avait de l'espace pour les voix, plus présentes encore que sur Le Volume du vent. En plus des cordes vocales de Cormier, Lafontaine et Sagot, en multiples couches, on entend par-ci la voix de leur ami Patrick Watson, et aussi celle d'Émilie Laforest, qui tient ici un peu le rôle de Marie-Pierre Arthur.
«Avant on trouvait qu'on avait une bonne chimie, mais là, je trouve que c'est une espèce de trip de groupe, lance Louis-Jean. Beaucoup de voix, on dirait que ça amène cet aspect-là. Les Beach Boys, les Beatles, les groupes Motown...»
La main au menton, François Lafontaine l'interrompt. «T'as beau faire l'album le plus "pété" qu'il y ait, la majorité des auditeurs s'attachent surtout à la voix. Moi, je trouve que cet aspect-là est très important. Et on l'a vraiment mis en évidence, on est allés à fond là-dedans.»
Si Karkwa veut certes aller chercher de nouveaux auditeurs, le dernier-né du groupe n'est pas racoleur, et va plutôt chercher un son qui pourra traverser les frontières. «Le côté barrière de langue peut prendre le bord, croit Cormier. Comme pour Trompe-l'oeil, de Malajube, qui a eu un rayonnement à l'international assez impressionnant.»
Loin d'être riches malgré leur bonne réputation et les trophées — «On les a déjà tous!», dit en rigolant Sagot —, les trentenaires, dont trois pères, font le pari depuis plusieurs mois de réinvestir leurs profits dans les tournées, en Europe surtout. «On vit pas richement, on survit; on ne peut pas s'acheter de REER, dit Bergeron. Mais on fait le pari qu'investir dans les autres marchés, ça peut nous rapporter plus gros.» La route, alors, risque de s'étirer encore longtemps devant eux.
Article de Philippe Papineau, Le Devoir, le 27 mars 2010