Poezibao poursuit
la publication du dossier Ingeborg Bachmann conçu par Françoise Rétif. A propos
de ce dossier, lire l’introduction
et la présentation, lire aussi une première
série de quatre poèmes.
CHANTS EN FUITE
I
La palme dans la neige se brise
s’effondrent les escaliers
la ville rigide brille
dans l’éclat de l’hiver étranger.
Les enfants crient et gravissent
la montagne de la faim
de farine blanche se nourrissent
et prient le ciel sans fin.
Luxueuses paillettes de l’hiver,
or des mandarines,
dans les bourrasques dérivent.
Roule l’orange sanguine.
II
Mais moi je gis seule
tas de plaies dans l’abattis de glace.
La neige ne m’a pas encore
les yeux bandé.
En toutes langues font silence
les morts contre moi pressés.
Personne ne m’aime et n’a
pour moi de lampe agité !
III
Les Sporades, semées en mer,
embrassées de courants froids,
bel ouvrage fragmentaire
tendent encore leurs fruits par là.
Les sauveurs blancs, les bateaux
—Voile, ô main solitaire —
avant de sombrer sous l’eau
font signe vers la terre.
IV
Un froid inégalé s’est infiltré.
Des commandos volants sont venus par la mer.
Le golf s’est rendu et toutes ses lumières.
La ville est tombée.
Je suis innocente et prisonnière
dans Naples soumise
où l’hiver
élève au ciel le Pausilippe et Voméro,
où ses éclairs blancs ravagent
les chants,
où de ses tonnerres rauques
il fait valoir le droit.
Je suis innocente, et jusqu’à Camaldoli
les pins émeuvent les nuages ;
et inconsolée, car les palmiers
ne seront de sitôt écaillés par la pluie ;
sans espoir, car je ne dois pas m’enfuir,
même si le poisson hérisse ses nageoires protectrices,
même si sur la plage hivernale les embruns
projetés par des vagues toujours chaudes
me font un mur,
même si les flots
en fuyant
dispensent le fugitif
du but le plus proche.
V
Bannie soit la neige de la ville épicée !
Qu’un air fruité envahisse les rues.
Répandez les raisins de Corinthe,
les figues apportez, les câpres !
Ravivez l’été
ravivez le cycle,
naissance, sang, excréments, déjections,
Mort — creusez les meurtrissures,
les lignes infligées à des visages
méfiants, paresseux et âgés,
cernés à la chaux et baignés d’huile,
madrés par les querelles,
familiers du danger,
de l’ire du dieu des laves,
de la fumée des anges
et de la braise maudite !
VI
Instruits en amour
par des milliers de livres,
érudits par la transmission
de gestes peu changeables
et de serments insensés —
initiés à l’amour
cependant ici seulement
quand la lave coula
et que son souffle nous toucha
au pied de la montagne,
quand enfin le cratère épuisé
livra la clef
de ces corps verrouillés —
Nous entrâmes dans des espaces enchantés
et éclairâmes l’obscur
du bout de nos doigts.
VII
Au-dedans tes yeux sont des fenêtres
sur un pays où je suis en clarté.
Au-dedans ta poitrine est une mer
qui m’attire vers le fond.
Au-dedans tes hanches sont un débarcadère
pour mes vaisseaux qui rentrent au pays
après de trop longs voyages.
Le bonheur tisse un cordage d’argent
auquel je suis amarrée.
Au-dedans ta bouche est un nid duveteux
pour ma langue prête à voler de ses ailes.
Au-dedans ta chair de melon est lumineuse
douce et savoureuse indéfiniment.
Au-dedans tes veines sont calmes
et saturées de cet or
que je lave de mes larmes
et qui un jour m’équilibrera.
Tu reçois des titres, tes bras embrassent des biens
qui te sont décernés en premier.
Au-dedans tes pieds ne sont jamais en chemin
mais déjà arrivés dans mes pays de velours.
Au-dedans tes os sont des flûtes claires
dont je tire des sons enchanteurs
qui charmeront même la mort…
VIII
…Terre, mer et ciel.
Bouleversées de baisers
la terre,
la mer et le ciel.
De mes mots étreinte
la terre,
de mon dernier mot encore étreints
la mer et le ciel !
Affligée par mes sons
cette terre
qui sanglotant entre mes dents
jeta l’ancre
avec tous ses hauts fourneaux, ses tours
et ses cimes orgueilleuses,
cette terre vaincue,
qui devant moi dénuda
ses gorges, ses steppes, déserts et toundras,
cette terre sans repos
et les tressaillements de ses champs magnétiques
qui s’enchaîna ici avec des forces
encore inconnues à elle-même,
cette terre étourdie et étourdissante
avec sa végétation d’ombres nocturnes,
ses poisons saturniens
et ses rivières de parfums –
se couchant dans la mer
et se levant au ciel
la terre !
IX
Le chat noir,
l’huile sur le sol,
le mauvais œil :
malheur !
Tire la corne de corail,
Suspends les cornes devant la maison,
Obscurité, pas de lumière !
X
Ô amour, qui brisa et emporta nos carapaces,
notre bouclier, abri par tous les temps
et rouille brune des ans !
Ô souffrances, qui écrasèrent notre amour,
son feu humide dans les parties sensibles !
Enfumée, crevant dans la fumée, la flamme se replie et meurt.
XI
Tu veux les éclairs de chaleur, lances les couteaux,
sépares et fends de l’air les veines brûlantes;
sans bruit, des pouls ouverts jaillissent,
t’éblouissant, les derniers feux d’artifice :
Folie, mépris, puis la vengeance,
et bientôt le regret et le démenti.
Tu perçois encore que tes lames s’émoussent
et sens finalement que l’amour s’achève :
avec des orages sincères, du souffle pur.
Et te chasse dans l’oubliette du rêve.
Là où pendent ses cheveux d’or,
Tu t’en saisis, échelle dans le néant.
Hauts de mille et une nuits sont les barreaux.
Le pas dans le vide est le dernier pas.
Et là où tu t’abats sont les lieux anciens,
à chaque lieu tu donnes trois gouttes de ton sang.
Enveloppé de nuit tu tiens des boucles sans racine à la main.
Le grelot tinte, et c’est assez.
XII
Bouche, qui dans ma bouche a passé les nuits,
Œil que mon œil veilla,
Main —
Yeux qui glissèrent sur moi !
Bouche qui prononça le verdict,
Main qui m’exécuta !
XIII
Le soleil ne réchauffe pas, la mer est sans voix.
Les tombes, empaquetées de neige, personne pour les dégager.
Personne pour remplir un brasero de braise durable ?
Mais la braise n’y fait rien.
Délivre-moi ! Je ne puis mourir plus longtemps.
Le saint a autre chose à faire ;
inquiet pour la ville, c’est du pain qu’il a cure.
Le drap sur le fil pèse si lourd;
il tombera bientôt. Sans cependant me recouvrir.
Je suis encore coupable. Relève-moi.
Je ne suis pas coupable. Relève-moi.
Détache le grain de glace
de l’œil scellé par le froid,
pénètre du regard,
cherche les fonds d’azur,
nage, regarde et plonge :
Ce n’est pas moi.
C’est moi.
XIV
Attends ma mort et puis entends-moi de nouveau,
la corbeille de neige se renverse, l’eau chante,
tous les sons confluent à Tolède, tout fond,
l’harmonie rompt la glace.
Ô grand dégel !
Tu as tant à attendre !
Syllabes dans le laurier rose
Mot dans le vert des acacias
Cascades ruisselant du mur.
Les bassins débordent,
claire et vivante,
de musique.
XV
L’amour a son triomphe et la mort le sien,
le temps et le temps d’après.
Nous n’en avons aucun.
Rien que des chutes d’étoiles autour de nous. Reflet et silence.
Mais le chant sur la poussière d’après
nous surpassera.
Ingeborg Bachmann, Dernier poème du recueil Anrufung
des großen Bären/Invocation de la grande Ourse (1956), Werke, op. cit., p.
138-147, Traduction de Françoise Rétif
Version originale ici (aller tout en bas du fichier)