Dossier Ingeborg Bachmann (par Françoise Rétif), 3

Par Florence Trocmé

Poezibao poursuit la publication du dossier Ingeborg Bachmann conçu par Françoise Rétif. A propos de ce dossier, lire l’introduction et la présentation, lire aussi une première série de quatre poèmes.  
 
 
CHANTS EN FUITE
 
 

 
La palme dans la neige se brise 
s’effondrent les escaliers 
la ville rigide brille 
dans l’éclat de l’hiver étranger. 
 
Les enfants crient et gravissent 
la montagne de la faim 
de farine blanche se nourrissent 
et prient le ciel sans fin. 
 
Luxueuses paillettes de l’hiver, 
or des mandarines, 
dans les bourrasques dérivent. 
Roule l’orange sanguine.  
 
 
II 
 
Mais moi je gis seule  
tas de plaies dans l’abattis de glace. 
 
La neige ne m’a pas encore 
les yeux bandé. 
 
En toutes langues font silence 
les morts contre moi pressés. 
 
Personne ne m’aime et n’a 
pour moi de lampe agité ! 
 
 
III  
 
Les Sporades, semées en mer, 
embrassées de courants froids, 
bel ouvrage fragmentaire 
tendent encore leurs fruits par là. 
 
Les sauveurs blancs, les bateaux 
—Voile, ô main solitaire — 
avant de sombrer sous l’eau 
font signe vers la terre. 
 
 
 
IV 
 
Un froid inégalé s’est infiltré. 
Des commandos volants sont venus par la mer. 
Le golf s’est rendu et toutes ses lumières. 
La ville est tombée. 
 
Je suis innocente et prisonnière  
dans Naples soumise 
où l’hiver  
élève au ciel le Pausilippe et Voméro, 
où ses éclairs blancs ravagent 
les chants,  
où de ses tonnerres rauques 
il fait valoir le droit. 
 
Je suis innocente, et jusqu’à Camaldoli 
les pins émeuvent les nuages ; 
et inconsolée, car les palmiers 
ne seront de sitôt écaillés par la pluie ; 
 
sans espoir, car je ne dois pas m’enfuir, 
même si le poisson hérisse ses nageoires protectrices, 
même si sur la plage hivernale les embruns 
projetés par des vagues toujours chaudes  
me font un mur, 
même si les flots 
en fuyant 
dispensent le fugitif 
du but le plus proche. 
 
 

 
Bannie soit la neige de la ville épicée ! 
Qu’un air fruité envahisse les rues. 
Répandez les raisins de Corinthe, 
les figues apportez, les câpres ! 
Ravivez l’été 
ravivez le cycle, 
naissance, sang, excréments, déjections, 
Mort — creusez les meurtrissures, 
les lignes infligées à des visages 
méfiants, paresseux et âgés, 
cernés à la chaux et baignés d’huile, 
madrés par les querelles, 
familiers du danger, 
de l’ire du dieu des laves, 
de la fumée des anges 
et de la braise maudite ! 
 
 
VI 
 
Instruits en amour 
par des milliers de livres, 
érudits par la transmission 
de gestes peu changeables 
et de serments insensés — 
 
initiés à l’amour 
cependant ici seulement ­ 
quand la lave coula 
et que son souffle nous toucha 
au pied de la montagne, 
quand enfin le cratère épuisé 
livra la clef 
de ces corps verrouillés — 
 
Nous entrâmes dans des espaces enchantés 
et éclairâmes l’obscur 
du bout de nos doigts. 
 
 
VII 
 
Au-dedans tes yeux sont des fenêtres 
sur un pays où je suis en clarté. 
 
Au-dedans ta poitrine est une mer 
qui m’attire vers le fond. 
Au-dedans tes hanches sont un débarcadère 
pour mes vaisseaux qui rentrent au pays 
après de trop longs voyages. 
 
Le bonheur tisse un cordage d’argent 
auquel je suis amarrée. 
 
Au-dedans ta bouche est un nid duveteux 
pour ma langue prête à voler de ses ailes. 
Au-dedans ta chair de melon est lumineuse  
douce et savoureuse indéfiniment. 
Au-dedans tes veines sont calmes 
et saturées de cet or 
que je lave de mes larmes 
et qui un jour m’équilibrera. 
 
Tu reçois des titres, tes bras embrassent des biens 
qui te sont décernés en premier. 
 
Au-dedans tes pieds ne sont jamais en chemin 
mais déjà arrivés dans mes pays de velours. 
Au-dedans tes os sont des flûtes claires 
dont je tire des sons enchanteurs 
qui charmeront même la mort… 
 
 
VIII 
 
…Terre, mer et ciel. 
Bouleversées de baisers 
la terre, 
la mer et le ciel. 
De mes mots étreinte 
la terre, 
de mon dernier mot encore étreints 
la mer et le ciel ! 
 
Affligée par mes sons 
cette terre 
qui sanglotant entre mes dents 
jeta l’ancre 
avec tous ses hauts fourneaux, ses tours  
et ses cimes orgueilleuses, 
 
cette terre vaincue, 
qui devant moi dénuda 
ses gorges, ses steppes, déserts et toundras, 
 
cette terre sans repos 
et les tressaillements de ses champs magnétiques 
qui s’enchaîna ici avec des forces 
encore inconnues à elle-même, 
 
cette terre étourdie et étourdissante 
avec sa végétation d’ombres nocturnes, 
ses poisons saturniens 
et ses rivières de parfums – 
 
se couchant dans la mer 
et se levant au ciel 
la terre ! 
 
 
IX 
 
Le chat noir, 
l’huile sur le sol, 
le mauvais œil : 
 
malheur ! 
 
Tire la corne de corail, 
Suspends les cornes devant la maison, 
Obscurité, pas de lumière ! 
 
 

 
Ô amour, qui brisa et emporta nos carapaces,  
notre bouclier, abri par tous les temps  
et rouille brune des ans !  
 
Ô souffrances, qui écrasèrent notre amour,  
son feu humide dans les parties sensibles ! 
Enfumée, crevant dans la fumée, la flamme se replie et meurt. 
 
 
XI 
 
Tu veux les éclairs de chaleur, lances les couteaux, 
sépares et fends de l’air les veines brûlantes; 
 
sans bruit, des pouls ouverts jaillissent, 
t’éblouissant, les derniers feux d’artifice : 
 
Folie, mépris, puis la vengeance, 
et bientôt le regret et le démenti. 
 
Tu perçois encore que tes lames s’émoussent 
et sens finalement que l’amour s’achève : 
 
avec des orages sincères, du souffle pur. 
Et te chasse dans l’oubliette du rêve. 
 
Là où pendent ses cheveux d’or, 
Tu t’en saisis, échelle dans le néant. 
 
Hauts de mille et une nuits sont les barreaux. 
Le pas dans le vide est le dernier pas. 
 
Et là où tu t’abats sont les lieux anciens, 
à chaque lieu tu donnes trois gouttes de ton sang. 
 
Enveloppé de nuit tu tiens des boucles sans racine à la main. 
Le grelot tinte, et c’est assez. 
 
 
XII 
 
Bouche, qui dans ma bouche a passé les nuits, 
Œil que mon œil veilla, 
Main — 
 
Yeux qui glissèrent sur moi ! 
Bouche qui prononça le verdict, 
Main qui m’exécuta ! 
 
 
XIII 
 
Le soleil ne réchauffe pas, la mer est sans voix. 
Les tombes, empaquetées de neige, personne pour les dégager. 
Personne pour remplir un brasero de braise durable ? 
Mais la braise n’y fait rien. 
 
Délivre-moi ! Je ne puis mourir plus longtemps. 
 
Le saint a autre chose à faire ;  
inquiet pour la ville, c’est du pain qu’il a cure. 
Le drap sur le fil  pèse si lourd; 
il tombera bientôt. Sans cependant me recouvrir. 
 
Je suis encore coupable. Relève-moi. 
Je ne suis pas coupable. Relève-moi. 
 
Détache le grain de glace  
de l’œil scellé par le froid, 
pénètre du regard, 
cherche les fonds d’azur, 
nage, regarde et plonge : 
 
Ce n’est pas moi. 
C’est moi. 
 
 
XIV 
 
Attends ma mort et puis entends-moi de nouveau, 
la corbeille de neige se renverse, l’eau chante, 
tous les sons confluent à Tolède, tout fond, 
l’harmonie rompt la glace. 
Ô grand dégel ! 
 
Tu as tant à attendre ! 
 
Syllabes dans le laurier rose 
Mot dans le vert des acacias 
Cascades ruisselant du mur. 
 
Les bassins débordent, 
claire et vivante, 
de musique.  
 
 
XV 
 
L’amour a son triomphe et la mort le sien, 
le temps et le temps d’après. 
Nous n’en avons aucun. 
 
Rien que des chutes d’étoiles autour de nous. Reflet et silence. 
Mais le chant sur la poussière d’après 
nous surpassera. 
 
Ingeborg Bachmann, Dernier poème du recueil Anrufung des großen Bären/Invocation de la grande Ourse (1956), Werke, op. cit., p. 138-147, Traduction de Françoise Rétif 
Version originale ici (aller tout en bas du fichier)