Dans la première moitié du XIXe siècle, le territoire de l’actuelle République d’Irlande (donc sans l’Irlande du Nord, restée britannique) voit sa population fortement augmenter, passant de 4,5 millions à 8 millions en à peine cinquante ans. L’île est alors une terre prospère, où nul malthusianisme ne vient perturber une fécondité fort dynamique. La population actuelle de la République irlandaise est aujourd’hui légèrement plus faible qu’en 1801. Que s’est-il passé ? Où sont passés nos Irlandais ? Certes, la fécondité n’est plus aussi soutenue aujourd’hui qu’au XIXe siècle, voire même que dans les années 1960, où elle était encore très légèrement supérieure à 4 enfants par femme (le double d’aujourd’hui). Comme partout, la population vieillit, et la seule structure par âge de la population explique en partie la baisse de la natalité. Classique, mais pas suffisant. Ce sont plutôt les migrations qui nous donnent l’explication : l’Irlande est une terre traditionnelle d’émigration. On a plus ou moins appris à l’école cette histoire de l’émigration des Irlandais au milieu du XIXe siècle, hommes et femmes fuyant la famine provoquée par une maladie de la pomme de terre, et se retrouvant au Canada, aux Etats-Unis ou plus loin encore, ce qui eut comme conséquence de faire de New-York la première ville irlandaise du monde (vrai encore aujourd’hui), un peu comme Marseille est la première ville corse de France.
Cette émigration s’inscrit dans une tradition plus ancienne encore : au Moyen-Age déjà, il était habituel de voir des Irlandais partir tenter leur chance chez le voisin anglais. Du XVIe au XVIIIe siècle, la principale cause d’émigration irlandaise est religieuse, les catholiques étant contraints à l’exil par les protestants. On les retrouve alors en France, en Italie ou en Espagne, où ils n’hésitent pas à s’enrôler dans les armées nationales, surtout lorsque celles-ci envisagent de mettre la pâtée aux Anglais (la République d’Irlande nait beaucoup plus tardivement, l’Irlande n’est alors qu’une colonie de la couronne). Dans le courant du XVIIIe siècle, cette émigration irlandaise reste soutenue, mais davantage pour des raisons économiques : faim de terre et faim tout court (la pression démographique est forte), envie de faire fortune ailleurs ou de voir du pays. Un émigrant sur trois s’embarque pour l’Amérique. C’est la famine du milieu du XIXe siècle qui provoque la plus grosse vague de départs, presque tous pour le Nouveau Monde. A partir de cette période, l’émigration irlandaise reste soutenue, avec certes des hauts et des bas (lois contre l’immigration aux Etats-Unis dans les années 1920, …), mais sans jamais s’arrêter.
Il faut finalement attendre la fin du XXe siècle pour voir la tendance s’inverser, et du coup la population irlandaise repartir à la hausse (3,9 millions d’habitants en 1981, 4,2 millions en 2006). Ce phénomène s’explique bien sûr par un véritable miracle économique, qui a valu à l’Irlande le surnom de « Tigre gaélique ». L’essor débute réellement en 1973, lorsque l’Irlande intègre la Communauté Economique Européenne et récupère les aides financières qui lui ont fait défaut jusque là. Ce petit pays, qui jusque là vivotait entre l’agriculture et un peu de tourisme, change complètement de cap : grâce à l’aide communautaire, le PIB du pays double en cinq ans et lui permet de réaliser les investissements nécessaires à sa modernisation ; les années 1990 sont celles du boom économique irlandais, le taux de croissance annuel du PIB battant même le record chinois en 1997 (plus de 10%). Des firmes transnationales implantent leurs filiales, les usines tournent à plein régime, l’industrie irlandaise attire ouvriers et ingénieurs : le solde migratoire devient positif. Cette manne est largement le fruit de l’essor de l’industrie électronique et informatique ; je me souviens que mon premier Mac, acheté au milieu des années 1990, avait ainsi été assemblé en Irlande. Cette croissance soutenue connaît certes quelques petites baisses de régime, mais globalement le niveau de vie augmente et permet aux Irlandais de faire comme les copains : vivre au-dessus de leurs moyens. Les prix de l’immobilier s’envolent bien au-dessus de la valeur réelle des biens (330 000 € pour une maison ridicule avec deux chambres, près d’un aéroport, qui dit mieux ?), mais c’est pas grave : les banques prêtent sans sourciller, le rêve du « tous propriétaires » se réalise.
Là-dessus arrivent 2008 et sa crise. C’est la bérézina. Déjà des entreprises avaient délocalisé leurs usines d’Irlande vers des pays low cost : le Mac sur lequel je vous blogue est made in China, ça ne surprend personne. La Pologne, les Etats Baltes, mais aussi l’Asie ont ainsi récupéré ce qui avait soutenu l’économie irlandaise. Chacun son tour. La crise intensifie donc un phénomène déjà plus ou moins en marche. Les prix de l’immobilier dégringolent, le chômage explose, les banques ne lâchent plus la moindre pépette sans des garanties grosses comme l’héritage cumulé de douze oncles d’Amérique plein aux as. Ce reportage réalisé par France 24 il y a six mois montre bien les causes et les conséquences de cette crise :
Que font alors nos Irlandais ? comme leurs ancêtres, ils repartent. Certes, ce ne sont plus des catholiques empêchés de bondieuser en paix ou des paysans crevant de faim, mais des gens diplômés, ingénieurs, scientifiques, … Ils reprennent les mêmes chemins que leurs grands-parents et arrière-grands-parents : les pays anglo-saxons (c’est pratique pour la langue) hors d’Europe, avec désormais un faible pour l’Australie et le Canada ; c’est toujours plus drôle que de retourner vivre chez papa et maman (autre tendance lourde en Irlande aujourd’hui). Le solde migratoire est redevenu négatif en 2009, année pendant laquelle le PIB du pays s’est effondré de plus de 7%.
—> Sources principales :
- Un article de Jean GUIFFAN, historien spécialiste de l’Irlande (université de Nantes) : la diaspora irlandaise (2003).
- Un article de Sébastien LABELLE, de l’université de Sherbrooke (Canada) : l’Irlande, tigre celtique ou modèle d’intégration ? (2008).
- L’article du Monde qui m’a donné l’idée de cette note : Irlande, le chant du départ (par Marie-Pierre SUBTIL ; article paru dans l’édition du 9 mars 2010).