Il y a quelques semaines, le magazine Standard réalisait un dossier sur le jeu vidéo comme nouvelle forme d'expression artistique. A cette occasion, on m'a demandé de répondre à une série de questions sur le sujet en même temps que Margherita Balzerani. Margherita Balzerani est curateur et critique d’art, spécialisée dans le détournement esthétique des jeux vidéo et des mondes virtuels dans l’art contemporain. Après avoir travaillé plusieurs années au sein du Département de l'Action Culturelle du Palais de Tokyo, elle s’est spécialisée dans les jeux vidéo et les mondes virtuels. A ce titre, elle a été Directrice Artistique du Reality Festival 2008, premier Festival international d’art spécialement dédié aux réalités virtuelles, puis de l’ATOPIC Festival 2009. Depuis octobre 2009, elle est responsable du cours « art et outils numériques » à l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux Arts de Paris.
L'interview publiée, nous avons décidé avec Margherita de compléter certaines de nos réponses et de les publier sur nos blogs respectifs. La voici.
A quelle distance sommes-nous de considérer le jeu vidéo comme le 10e art ?
Margherita Balzerani : Le jeu vidéo est rentré dans la culture populaire et sa popularité et sa démocratisation ne cessent pas de s’accroître. Il y a sans doute dans le médium du jeu vidéo une matrice esthétique qui le rend différent des autres formes de création. Si cela est important en termes de légitimisation du médium, on peut sans doute le considérer comme 10e art. Ce qui m’intéresse dans ma démarche de critique d'art, c'est de faire accéder les jeunes générations à ce patrimoine, de montrer qu'il existent par ailleurs des artistes contemporains qui s’en approprient comme médium d’expression artistique. Pong, Arkanoid, Pacman ou Space Invaders sont déjà considérées comme des œuvres d'art, comme des objets faisant partie du patrimoine culturel collectif.
Cela dit, le jeu vidéo doit être appréhendé différemment du point de vue esthétique, en raison de sa dimension interactive, où la matrice émotionnelle et perceptive ont une place très importante.
Eric Viennot : Il est encore trop tôt pour le dire de manière catégorique mais le jeu vidéo a en main tous les atouts pour devenir l’art du XXI ème siècle. Comparé au cinéma, certains diront qu’on en est aux années 50. Je dirais plutôt les années 10. Même de grands game designers comme Shigeru Miyamoto [Mario, Zelda] affirment qu'il ne s'agit que d’un divertissement. C’est une attitude saine – cela permet de créer sans trop se prendre au sérieux. N’oublions pas que les frères Lumière ne voyaient dans le cinéma qu’un objet utilitaire. Ce n’est qu’ensuite que Méliès ou Chaplin ont pris conscience de sa portée artistique. Selon moi, on en est arrivé au même stade. On va sa doute voir arriver de jeunes game designers comme Jevova Chen (créateur de Flower sur PS3) qui ont grandi avec ce nouveau média et auront envie de le mettre au service d’une vision artistique.
Quels critères catégorisent une discipline en tant qu'art ?
MB : La notion d'art est à réviser. Une œuvre d’art prend complètement les sens et dépasse la question subjective du beau. Le processus d’identification et l’interactivité donnent une dimension artistique supplémentaire au jeu vidéo. Prenez La Rotative Plaque Verre de Marcel Duchamp (1920) : c’était une machine qu'il ne définissait pas comme une œuvre d’art, mais comme une invention ; le mouvement déclenché par la rotation d’une turbine hypnotisait le spectateur. J'aime faire l’analogie avec le jeu vidéo, car celui-ci n’existe que si le joueur s’y implique.
EV : Le jeu a tout pour être un art accompli, parce qu’il possède sa propre spécificité par rapport aux arts antérieurs : il s’agit de l’interactivité et plus précisément de cette notion complexe qu’on appelle le gameplay autour duquel s’articule toute sa grammaire. Les jeux vidéo proposent des univers et des systèmes extrêmement riches et cohérents au travers desquels on peut interagir avec des personnages, des décors, des sons, etc. Ils font vivre au public une expérience participative et immersive qui n’a d’équivalent dans aucun autre art.
Le jeu vidéo est-il un art mineur – une sous-culture – ou un art impur, suscitant d'autres émotions que purement artistiques ?
MB : Considérations désuètes. L’artiste japonais Takashi Murakami s'inspire par exemple de l'esthétique manga, non pas parce qu’elle est populaire, mais parce qu'il n'y a plus de hiérarchie dans la production culturelle. Dans l’art actuel il y a de plus en plus de références à des pratiques considérées comme «sub-culturelles» ou parfois à l’esthétique vernaculaire : le tuning, le cosplay, le manga, etc. Par mes évènements, expositions ou festivals et mes écrits, je soutiens des artistes qui détournent par exemple les jeux pour en faire de véritables œuvres. Pour en citer quelques uns : l’américain Cory Arcangel, avec une véritable allure de hacker, a détourné Super Mario dans une vidéo où il efface l'interface graphique pour ne laisser que des nuages, ou le français Martin Le Chevalier, qui a créé en 2001 Vigilance 1.0 au moment où le gouvernement se posait beaucoup de questions sur la sécurité, l’artiste italien Marco Cadioli, photographe, qui réalise des reportage de guerre dans des jeux comme Counter Strike, ou encore Benjamin Nuel, qui se réapproprie l’univers esthétique du jeu vidéo, ses logiques, le gameplay pour en faire des installations et des œuvres proches à un processus d’hybridation entre image interactive et cinématographique.
Benjamin Nuel, un ovni dans le panorama de l’art contemporain, que j’aime bien définir comme le David Lynch du jeu vidéo, un des premiers jeunes artistes français qui à la sortie du Fresnoy, après avoir réalisé l’Hôtel, un jeu vidéo, décide d’en faire une série télé. Je collabore en parallèle et dans d’autres manifestations avec des éditeurs de jeu vidéo pour mettre en avant l’aspect esthétique de certaines leurs sorties.
EV : Tout le monde sait que le cinéma est le 7e art, mais tout le monde ne sait pas quels sont les autres* (sourire). Je me suis toujours méfié de cette notion très française d’art majeur et mineur. La télévision est devenue obsolète pour la jeune génération, qui l’a remplacé par Internet, les mangas et les jeux vidéo. Elle a été souvent considérée par la critique comme un art mineur, par rapport au cinéma. Et pourtant depuis une dizaine d’années, c’est à travers les séries TV qu’on a vu apparaitre ce qui se fait de plus innovant et de plus riche au niveau de la narration, à travers les séries TV américaines. A mon sens, des séries comme Six Feet Hunder, Lost, Carnivale sont des œuvres de premier plan qui n’ont pas à rougir devant de grandes oeuvres du cinéma. De la même façon je ne vois pas pourquoi certains jeux comme Zelda, GTA, Bioshock ou Mass Effect auraient à rougir devant d’autres types d’œuvres soit disant majeures. Peut-être que Super Mario ou GTA seront considérés dans 50 ou 100 ans comme les œuvres fondatrices d’une nouvelle culture, comme la Tour Eiffel, pourtant tant décriée à l’époque de sa construction par les architectes officiels, est restée comme une œuvre fondatrice.
Sa fonction ludique le place-t-il d'emblée hors-jeu dans la course à devenir le 10 art ?
MB : Les Français ont du mal à reconnaître la dimension ludique dans la culture, parce qu’ils sont encore trop attachés à cette conception très XIXe de l’art. Pourtant Marcel Duchamp, l’un des artistes les plus ironiques, est français. Les univers populaires comme le tuning ou le cosplay intéressent bon nombre d’artistes qui ont compris l’importance du ludique comme source d’inspiration
EV : La grande force du jeu vidéo est justement de renouer avec les sensations des jeux d’enfants. Si pour certains, l’art doit être sérieux voire austère, le jeu a toujours été un élément important dans la création artistique. Ce qui est rébarbatif, ce sont les théories de certains conférenciers bavards.
Quels jeux illustrent cette idée du 10e art ?
EV : Les jeux de Fumito Ueda (Shadow of the Colossus et Ico) sont des expériences incroyables, uniques, qui ne peuvent en aucun cas exister dans d’autres domaines. En ce sens, ce sont elles qui illustrent le mieux pour moi le potentiel narratif et émotionnel du jeu vidéo.
MB : J’adore Braid, qui joue avec l'élasticité du temps. Flower offre une expérience singulière et poétique. Enfin Rez, que j’ai exposé il y a deux ans au Festival du jeu vidéo à Paris, il me semble être un exemple intéressant en termes d’exploration esthétique et musicale du jeu vidéo.
Une meilleure reconnaissance des créateurs pourrait-elle appuyer cette idée ?
MB : Absolument. Le nom de l’auteur passe souvent inaperçu au générique de fin car il faut créditer ceux qui ont participé à la conception du jeu. C’est aussi lié aux éditeurs, qui gardent souvent les droits et ne laissent qu’une marge réduite aux concepteurs. Je rêve en effet d’une institution artistique, qui puisse mettre en avant ces créateurs et leurs œuvres, mais pas un Musée, qui me semble inapte à mettre en valeur des œuvres participatives et dynamiques.
EV : Au cinéma, il a fallu du temps pour voir émerger la notion d’auteur. Pour les jeux vidéo, c’est pareil : on connaît davantage Mario ou Lara Croft que leurs designers. J’ajoute que ces derniers ne sont pas toujours conscients d’avoir un point de vue d’auteur.
Se considèrent-ils comme des artisans, des artistes numériques ?
MB : Lorsque Michel-Ange a peint la chapelle Sixtine, il était accompagné d'un atelier appelé la Bottega. On peut faire l’analogie avec un atelier de la Renaissance : pour concevoir un jeu, un artiste s'occupe du dessin, un autre de la musique, un autre du gameplay, etc. La question de l’artiste ou de l’art numérique me dérange. C'est comme si on disait de Léonard ou Michel-Ange qu’ils étaient des artistes sculpturaux ou picturaux. L’expression de l’artiste va au-delà du média.
EV : Personnellement, je viens des arts plastiques et je me suis intéressé aux jeux vidéo, un monde où tout est à faire. Peut-être que le jeu vidéo permettra la naissance de nouveaux arts au pluriel, ou qu’il se divisera en plusieurs branches artistiques.
L'œuvre d'art est liée aux émotions qu'elle suscite chez le public. Où en est le jeu vidéo ?
MB : L’œuvre d’art est ce rendez-vous inattendu que l’artiste crée pour nous donner à voir l’invisible. J’ai décidé de m'occuper du jeu vidéo en tant que commissaire d’exposition et critique d’art art après avoir joué à Ico. Lorsque j'ai senti le cœur de la jeune fille battre par les vibrations de la manette, j'en ai pleuré. Je percevais pour la première fois, face un jeu vidéo, ce même sentiment éprouvé auparavant en étant étudiante dans les musées face à aux œuvres de Füssli, Caravage, Friedrich, Boch, ce sentiment proche du spleen ou de la mélancolie. Le terrain du jeu comme expérience esthétique, est proche des troubles du voyageur, ces expériences que Stendhal avait vécu jusqu’au vertige, lors de son voyage en Italie. J’ai eu alors envie de partager cette même émotion avec le public.
EV : Pour que les émotions passent, il faut oublier la technique. Fumito Ueda mais aussi Jenova Chen réussissent par exemple à faire passer les prouesses technologiques au second plan, pour mettre en lumière la narration, la poésie et l’émotion. Les jeux vidéo ont de supers atouts pour faire passer des émotions : l’immersion en est un qui me parait évident. Quand on incarne pendant plus de trente heures un personnage, l’empathie qu’on peut ressentir pour lui n’est pas la même que celle qu’on peut avoir pour le héros d’un film.
Ne confondons-nous pas œuvre d'art et loisir culturel ?
MB : Le jeu vidéo est déjà de façon décomplexée les deux. En effet, la dimension interactive du jeu vidéo dépasse la représentation formelle provoquant un sentiment de délocalisation, d’ubiquité et de « rêverie diurne assistée par ordinateur »**
Le jeu vidéo propose des expériences subjectives standardisées et partagées. Sa conception industrielle et son but, le loisir, ne l’empêchent aucunement de faire parfois, œuvre de culture. Au-delà de ses reprises, il forge désormais ses propres représentations, sa grammaire et ses codes influençant la culture dans son ensemble. C’est dans les remous et les vagues de cette production du loisir que se révèlent la culture et l’art ; lorsque la marée de la consommation rassasiée se retire et laisse apparaître une œuvre ancrée dans le monde. Comme le dit Arendt, « (…) la culture concerne les objets et est un phénomène du monde. Le loisir concerne les gens et est un phénomène de la vie. Un objet est culturel selon la durée de sa permanence ; son caractère durable est l’exact opposé du caractère fonctionnel, qualité qui le fait disparaître à nouveau du monde phénoménal par l’utilisation et l’usure.»***
Je ne suis pas contre l’idée d’une institution qui puisse mettre en valeur, sensibiliser, conserver le jeu vidéo mais à condition que ce ne soit pas le Louvre, peut-être plus proche de l’idée d’un centre d’art, avec une scénographie adaptée et ergonomique à la monstration de consoles accessibles et jouables, et avec bien sûr un espace de collection permanente mais associé à une surface d’exposition temporaire, modulaire et adaptable à chaque exposition.
EV : Même si ce n’est pas toujours un succès commercial, un jeu touche au moins cent mille personnes dans le monde. Une oeuvre dans une galerie ne cible souvent qu’un public élitiste. Quand j’étais dans l’art contemporain, on voyait toujours dans les vernissages les mêmes personnes. Le jeu vidéo s’adresse à un public beaucoup plus large. C’est un art populaire, au sens noble du terme.
Illustrations : Super Mario Galaxy 2, L'Hotel (Benjamin Nuel)
* Selon Hegel et son Esthétique ou la philosophie de l’art (1818-1829), il s’agit de 1) l’architecture 2) la sculpture 3) la peinture 4) la musique 5) la danse 6) la poésie. Le « 7e art » est une expression proposée en 1919 par l’écrivain français Ricciotto Canudo pour désigner l'art cinématographique. Par extension on a considéré la photographie comme le 8ème et la BD comme le neuvième. Le jeu vidéo serait donc le 10ème art.
** Gaon Thomas, "Critique de la notion d’addiction au jeu vidéo" ou "soigner des jeux vidéo", Quaderni n°67. Jeu vidéo et discours. Violence, addiction, régulation, MSH-Sapientia, automne 2008, p. 33-37
*** Hannah Arendt, La crise de la culture, éditions Gallimard Folio essai, Paris 1972.