Le temps matériel, de Giorgio Vasta

Par Fric Frac Club

Ce 16 mars 2010 a été un jour important pour beaucoup d'italiens. Pour tous ceux qui ne se résignent pas encore devant l'image d'un pays sans arrêt bafoué par une poignée d'hommes politiques, toujours les mêmes, incapables de nous rendre cette fierté que l'on devrait ressentir face à cette terre riche en culture et en histoire. Mais l'Italie, mon pays, continue de se démanteler, petit à petit, à cause de divisions qui remontent à bien longtemps : entre le Sud et le Nord, les pauvres et les riches, la gauche et la droite. Elle est ravagée par la Mafia, sangsue et gangrène, asphyxiée par le Vatican qui l'empêche de respirer et par des médias pourris qui nous obnubilent et cachent des vérités historiques indispensables à notre (re)construction.
Ce 16 mars, jour de commémoration, a rappelé à notre mémoire un événement important parmi tant d'autres sur lequel on continue de s'interroger et duquel la majorité des Italiens n'a pas encore saisi la pleine signification : l'enlèvement en 1978 d'Aldo Moro, Président de la Démocratie Chrétienne, par les Brigades Rouges. Ce jour-là, il y a 32 ans, Moro s'apprêtait à rejoindre la Chambre des Députés où devait se tenir un débat, puis un vote de confiance au nouveau gouvernement de Giulio Andreotti. Contre ce « Compromis historique » entre le parti communiste et la Démocratie Chrétienne se positionnaient les Brigades Rouges, un groupe terroriste d'extrême gauche qui, après plusieurs actions de propagande, s'était tourné vers la lutte armée contre tout « serviteur de l'État » : journalistes, policiers, magistrats et hommes politiques.
Pendant sa détention de 55 jours, Moro écrivit des lettres aux principales personnalités de la DC ainsi qu'au Pape. Mais la plupart des dirigeants du parti refusèrent toute négociation avec les Brigades Rouges (prêtes à épargner la vie de Moro en échange de la libération de quelques compagnons emprisonnés) sous prétexte que ces lettres étaient fausses. Moro fut donc assassiné. A-t-on sacrifié Aldo Moro ? Qui ? L'État pour maintenir lâchement sa stabilité politique ou les Brigades Rouges entêtées et enfermées dans leur lutte idéologique ? Aujourd'hui encore, il n'existe aucune réponse claire à ces questions.
Pauvre Italie, pauvre pays naïf, crédule, pauvre patrie qui dit oui à tout, prête à marier des causes sans en connaître les logiques, prête à condamner et à juger pour ensuite revenir sur ses pas.

Illustration : Richard St Ofle
C'est ce pays sans épaisseur et pourtant touchant, car encore plein d'espoir, que je retrouve dans le roman Il Tempo Materiale écrit par un jeune écrivain, Giorgio Vasta et publié en 2008 par Minimum Fax. Environ 300 pages extrêmement denses et mêlant plusieurs niveaux de lecture que je ne pourrais pas résumer ici sans tomber dans la vacuité. Je laisserai donc aux lecteurs francophones le plaisir de plonger à ma suite dans cette écriture labyrinthique et complexe - le roman est en cours de traduction chez Gallimard. Pourtant, parler de ce livre, même en diagonale, me semble être une belle façon de commémorer la disparition d'Aldo Moro, car cet événement constitue le décor en filigrane du roman. En réalité il ne s'agit pas d'une reconstruction exacte mais d'une revisitation fantastique d'un fait social qui a pesé lourdement sur l'histoire italienne, sur nos consciences et sur lequel Giorgio Vasta a déposé d'innombrables sous-couches thématiques, entre autres l'image dégradante d'un pays avili, ce sens d'autodestruction et d'impuissance qui a fini par couler en chacun de nous, cette incompréhension qui a mené à la violence et à la défaite du langage, instrument puissant qui devrait nous différencier des animaux mais qui visiblement nous ne suffit même plus lorsqu'il s'agit de nous écarter de la barbarie, de la bestialité. Diderot remarquait, à une époque où les voyages avaient ouvert la civilisation européenne à la découverte d'autres cultures moins développées, qu'il était plus facile pour un peuple éclairé de retourner à la barbarie, que pour un peuple barbare d'avancer d'un seul pas vers la civilisation. Cette barbarie n'est pas seulement du côté de ceux qui font du mal ouvertement mais aussi du côté de ceux qui se taisent, qui ferment les yeux ou qui simplifient le monde à tord en se contentant de pointer du doigt.
C'est pour éluder cette simplification que Vasta a choisi de se mettre un instant du côté du mal à travers l'écriture, en plongeant dans une histoire tragique qui commence comme un jeu. A Palerme, en 1978, tout de suite après l'enlèvement d'Aldo Moro, dans une région lointaine de Rome et de ses vicissitudes politiques, trois garçons, dont les noms de bataille sont Nimbo (Nimbe), Raggio (Rayon) et Volo (Envol), vont essayer de reproduire à leur échelle la constitution d'une cellule brigadiste ayant pour but de secouer leur entourage et l'Italie entière, « vielle prostituée inculte ». Ils commenceront par des actes de vandalisme, comme essayer de brûler leur école, puis iront jusqu'à reproduire le même parcours que les Brigades Rouges, c'est-à-dire l'enlèvement et l'assassinat d'un de leur copain, Morana. Des ennemis fictifs (d'abord l'institution, ensuite, sans raison spécifique, le plus faible de leurs copains) seront inventés pour justifier leur lutte qu'ils définissent comme le besoin d'êtres faméliques, comme quelque chose qui contiendrait en soi le sexe, la rage et le rêve en même temps. Aucun trouble familial ou social n'est à la base de leur conduite, simplement une volonté de réinventer le monde et de reproduire à la perfection cette utopie de changement de leurs modèles et qui leur arrive à travers la télévision en noir et blanc, le seul lien entre une région encore marginale et le monde presque cinématographique de l'Italie péninsulaire.
A chaud, voilà l'échographie que je fais de cette lecture intense : rouille, chats sauvages empestés, chiens et pigeons boitants, mort, destruction, violence, infection.
C'est un beau programme. Et pourtant je pars d'un nom léger : « NIMBO », le nom du personnage principal, le narrateur. Nimbo... J'aime me pencher sur les sons de ma langue, l'italien, si douce et chantante comme on dit. Nimbo, comme un rond parfait de fumée de cigarette soufflé dans l'air, comme un ricochet dans l'eau... Nimbo c'est à dire « anneau », « auréole ». Ça sent la sainteté et l'innocence. On pourrait alors croire que Il Tempo Materiale s'inscrit dans la lignée des romans d'apprentissage où un jeune héros naïf trouve presque naturellement sa voie après une série de tortueuses aventures. Bien sûr les choses ne sont pas si simples... Il s'agit d'une immersion totale dans la noirceur la plus enfouie au cœur même de ce personnage en papier des plus déroutants qui, oui, contre toute attente, sent la sainteté... mais aussi le soufre. Nimbo l'ange... ce petit garçon de onze ans ne sait déjà plus ce qu'est l'innocence. Il baigne et tourne autour de la mort, il la cherche, joue avec. Nimbo, mi-garçon mi-homme, se meut comme un félin dans le monde, il le tâte et le renifle parce qu'il ne lui appartient pas. Au dessus de tous et de tout, il porte son regard froid sur tout ce qui l'entoure, il enregistre ce qu'il écoute et voit et s'interroge. Même ses parents et son petit frère ne sont à ses yeux que des présences, des ombres qui habitent sa maison, des êtres ramenés à la nature d'objets par les noms mêmes que Nimbo leur donne : sa mère est appelée Spago (Ficelle), son père La Pietra (La Pierre) et son frère Cotone (Coton).
Il n'y a que deux choses qui animent son univers et qu'il partage avec ses deux copains d'école : une attraction étonnante pour la mort et une fascination inassouvie pour le langage. Le premier chapitre s'ouvre sur cette petite phrase : « J'ai onze ans et je suis au milieu de chats rongés par la rhino-trachéite et la gale » et c'est au plus mourant d'entre eux que Nimbo s'attachera. Non pas à cause d'un sentiment de pitié ou de compassion mais à cause cette attraction inexplicable pour tout ce qui est pourri et qui sent la mort. Tandis qu'il chérit du regard ce chat, il lèche et avale en même temps la rouille du vieux portail en fer qui clôture le jardin de son immeuble. Il ingurgite l'infection, la mort. Bien sûr tout ça n'a rien à voir avec les jeux d'enfants que tout le monde fait : attraper des lézards, écraser des araignées ou couper les ailes aux papillons. Le sens profond de la destruction que Nimbo partage avec les autres garçons n'est que l'effet secondaire d'un virus qui a contaminé l'Italie de ces années là : le vide et l'égarement qui survint après 68, l'impatience et l'espoir de changements des classes prolétaires. Nimbo, Raggio et Volo ingurgitent la violence que la télé leur met sous le nez, les attentats, les tueries politiques, le corps d'Aldo Moro retrouvé dans le coffre d'une voiture, à exacte distance entre les sièges du parti communiste et de la DC. Nimbo est un petit garçon étrange, mélancolique et trop mûr pour son âge. Sa recherche de réponses va coïncider avec une période historique extrêmement délicate et engendrer cette mimesis fatale avec les Brigades Rouges. Mais cette attraction pour la destruction s'accompagne aussi d'un amour illimité pour les mots. Quel est le lien entre les deux ? Aux yeux de Nimbo, Raggio et Volo c'est l'incapacité à s'exprimer et à utiliser un « langage » qui a appauvri le pays entier. Ils soutiennent que pour tous les autres la langue sert seulement à dire alors qu'eux en conçoivent un redoutable plaisir. Pour Nimbo le langage est une épidémie et lui en est le transport, voir le prophète. C'est pour cela qu'il s'est rebaptisé lui même « Nimbo », l'être baigné de lumière... : il voudrait parcourir le monde et prêcher comme Ezéchiel et Jonas pour dire cette étrange volonté du langage, cette fièvre qui brûle sa gorge et qui le dévore comme la gale dévore les chats et les chiens qui errent autour de lui. Et donc lui, petit garçon « mythopoïétique », créateur de mots, se voit investi d'une mission : transformer les phénomènes en pur langage, faire suivre aux mots des choses réelles comme seuls le font les Brigades Rouges à travers leur communiqués de lutte. C'est cette atmosphère que Nimbo et ses amis respirent, un air de violence et de chantage, l'odeur empestée d'un pays immobile et ignorant. Nimbo, Raggio et Volo ne voient que noirceur : Palerme est remplie de gens qui parlent un monstrueux dialecte, guttural et vulgaire, une langue de rage qui détruit les visages. Rome est « un animal minéral qui contient et crée des morts », et l'Italie entière est une « belle semi-analphabète qui ignore la grammaire par décence ». Face à cette galerie de portraits assez décourageante les trois se définissent lucides, hostiles, lecteurs de journaux, concentrés, abrasifs, critiques, gamins anormaux qui détestent l'ironie italienne d'une farce éternelle qui s'oppose à une idéologie. Nimbo parle de lui comme d'un petit garçon idéologique, concentré et intense, un petit garçon anti-ironique, réfractaire. Un non-petit garçon.
L'opération pratiquée par Giorgio Vasta est complexe car elle utilise la perception du langage brigadiste par des enfants pour reconstruire une période historique qui n'est pas anodine, car ces années de terreur ont marqué un moment important en Italie que ce soit sur la plan culturel ou social. L'assassinat d'Aldo Moro a matérialisé une défaite politique mais aussi, métaphoriquement, un échec linguistique. Vasta s'est penché longuement sur les documents de l'époque, en particulier sur les communiqués des Brigades Rouges pour en étudier le fonctionnement qu'il l'a ensuite mis dans la bouche des trois garçons. Ils parlent, comme s'ils étaient adultes, de rhétoriques linguistiques mais aussi comportementales. Ce décalage qui pourrait sembler affecté a, en réalité, une portée symbolique importante. Pour eux les Brigades Rouges sont des maîtres en actes et en communication. Ils se distinguent des autres. C'est cette singularité qu'ils vont essayer de reproduire à travers, par exemple, la création d'un code communicatif assez étrange : « l'alphamuet », un langage iconoclaste fait de signes corporels. Pour cela, presque de manière convenue, ils s'inspirent d' images tirées de la télé : « Nous prenons les postures idiotes que tout le monde connaît et les transformons en messages codés ». Par exemple la gestuelle de John Travolta dans la « Fièvre du samedi soir », jambes encartées, le bras droit pointé vers le haut avec l'index tendu deviendra l'idéogramme du mot « peur ». Ils transforment ainsi les mythes que la télévision fourgue et impose aux spectateurs lobotomisés en leur dictant des modes de fonctionnement et de conduite unitaires. Le langage devient hermétique et railleur, une sorte de parodie cachée qui n'a rien d'enfantin. Combien de massacres dans l'histoire ont commencé par ces mêmes procédures ? Par cette distinction faite entre un signal donné et la vérité qu'il recouvre ? Nous sommes accoutumés à penser à des enfants de 11 ans comme à des êtres encore naïfs. Dans Il Tempo Materiale nous nous retrouvons face à de véritables monstres qui agissent froidement. Giorgio Vasta a précisé dans une interview lors d'un salon littéraire à Florence que ce choix thématique et stylistique était intentionnel. Le but étant de faire apparaître au lecteur cette évidence : l'inhumanité qui est en nous. D'où la construction presque irréelle et onirique du roman où des enfants de onze ans parlent avec un langage qui ne devrait pas être le leur et où Nimbo en particulier révèle une maturité de pensée qui nous semble déplacée. Ses pensées, ses visions étranges sont un vomissement d'images restituées, générées à foison par un esprit torturé et torturant. Le résultat est extraordinaire car le roman est un concentré de poésie et d'écriture sensuelle car tout est dit par la perception. D'ailleurs, ce n'est certainement pas un hasard si le corps occupe une place si importante dans le texte. Nimbo ne voit pas, n'écoute pas mais il « sent ».


Arrivé aux dernières pages de ce roman on est surpris de voir la possibilité d'une réelle rédemption (qui n'a rien d'un happy end prévisible) incarnée par une petite fille créole et muette rebaptisée « Winbow ». Le langage avait été le moteur et l'essence de la révolution des trois amis, il avait été aussi leur instrument de lutte et les avait amené à l'irréparable. Paradoxalement Nimbo trouvera l'issue à toute cette inhumanité qui l'entoure, et qui a fini par l'habiter à travers l'absence du langage, dans le mutisme de la petite créole. Au fond du corps de Winbow il y a un silence ordonné, propre, immaculé. Nimbo, obsédé par les mots, avait voulu tout transformer en langage absolu, mais sans vraiment réussir à communiquer. Winbow, elle, entretient un rapport pacifié avec le langage. Pour elle, qui devait être le deuxième otage et victime, Nimbo trahira ses compagnons et mettra fin à leur lutte idéologique. Grâce à elle il reviendra petit garçon.
A la défaite politique (« je me déclare prisonnier politique ») suivra une défaite bien plus importante : « je me déclare prisonnier mythopoïéique », c'est-à-dire prisonnier des mots. Cela sonne encore comme un désenchantement terriblement actuel, par rapport à l'Italie, à son appauvrissement culturel, à son hypocrisie mais aussi à la rébellion et à la violence de ceux qui ont voulu la changer trop brutalement. A la fin des années 70 de nombreux discours politiques n'ont pas réussi à se rencontrer ni à s'entendre , tout simplement parce qu' il n'y a pas eu d'écoute. C'est la tare qui continue de nous immobiliser : l'incompréhension et le malentendu. C'est la condamnation babélienne qui est en nous. Dans le film de Marco Bellocchio, « Buongiorno Notte » qui raconte la détention d'Aldo Moro, dans une fin fantasmée on voit Aldo Moro qui sort de la maison où il était gardé prisonnier et qui se promène dans les rues de Rome, à l'aube. Ça aurait pu se passer comme ça... La littérature s'accroche encore et encore pour remédier à cette lacune gigantesque, à cette non-communication : elle redonne puissance aux mots, elle les isole sur le papier pour les rendre lisibles et nous, nous les mâchons, nous les mâchons mais il arrive parfois parfois que nous les recrachions. Mais les mots ne suffisent pas. Il peut être dangereux de ne vivre que pour eux et en eux. Et plus que tout la littérature le sait bien.
Cette phrase clôt le roman et donne à réfléchir : « c'est seulement maintenant, quand dans la création de notre nuit les étoiles explosent dans le noir, que le pleur commence à la fin des mots ».